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26 avril 2011

Dissertation

 

Sujet : Dans la nouvelle Été, Camus écrit: « Les œuvres d'un homme retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations presque jamais sa propre histoire, surtout lorsqu'elles prétendent à être autobiographiques ».

Commentez en citant des œuvres au programme (Aurélia de Gérard de Nerval (1855), des Vies minuscules de Pierre Michon (1984) et du Premier homme d'Albert Camus).

 

 

 

7042264Philippe Lejeune, dans Le Pacte autobiographique, définit l'autobiographie d'une formule bien connue: «Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, quand elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité». A contrario, Camus écrit dans sa nouvelle Été que « Les œuvres d'un homme retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations presque jamais sa propre histoire, surtout lorsqu'elles prétendent à être autobiographiques ». A la lumière de ces deux citations, entre autobiographie niée, transposée ou avouée, que penser d'Aurélia de Gérard de Nerval (1855), des Vies minuscules de Pierre Michon (1984) et du Premier homme d'Albert Camus (publié en 1994)? Auteurs d’œuvres les prenant pour objet et s'illustrant par la peinture du regret corroborée à l'histoire de vocations et leurs empêchements, les écrivains deviennent autres et de fait leur histoire propre n'apparaît pas comme centrale. Seulement la dimension autobiographique des trois textes, se déclinant à travers le morcellement de l'écriture, un trajet autobiographique sélectif et une confession détournée, ne peut être niée faisant de l'histoire personnelle un véritable substrat pour l'écriture. Ne peut-on donc pas admettre que dans l’œuvre à prétention autobiographique les épreuves traversées par les narrateurs et l'expérience cathartique de l'écriture inscrivent l'histoire du 'je' ou du 'il' dans celle de l'auteur?

 

 

  1. Les œuvres d'un homme retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations et non sa propre histoire

 

1. La peinture du regret : les nostalgies

 

Camus, dans sa nouvelle Été, penche en faveur d’œuvres d'un homme qui retraceraient l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations et non sa propre histoire. La peinture littéraire du regret, que ce soit celui de n'avoir pas su montrer son amour ou celui d'un deuil, peut en être une illustration. Pierre Michon, dans un interview reproduit dans Le Roi vient quand il veut, répond à la question : « Pouvez-vous préciser ce que vous voulez dire par 'j'ai conseillé ma mère avec Vies Minuscules' ? » par cette phrase : « Ça l'a consolée de son échec à vivre, du mien aussi, mais c'est la même donne. Je crois que ma mère et moi nous nous sommes aimés passionnément, malheureusement on n'a pas pu passer à l'acte, il y avait des interdits, et donc à 15-20 ans j'ai été obligé de m'éloigner d'elle, de l'arracher de moi, de la faire souffrir ». Ainsi par cette réponse Pierre Michon reconnaît que l'écriture a su réaliser ce que lui n'a jamais osé entreprendre quant à sa mère. De fait, et cela est fort représentatif, même si l'on ne le comprend qu'à la page 36, le dédicataire de Vies Minuscules «Andrée Gayaudon » n'est autre que la mère de l'auteur. Mais les regrets ne se rattachent pas exclusivement à la mère puisque l'absence déplorée du père est aussi un thème central du texte. Restons cependant sur ces regrets quant à la mère puisqu'ils sont chose commune avec le texte de Nerval : dans Aurélia se dessine clairement une mère que l'on regrette de n'avoir pas connue, une absence corroborée avec la non-image d'Aurélia dont le nom-même s'efface peu à peu pour ne devenir que des astérisques à la fin. De fait la mélancolie est centrale, de paire avec l'idée fondamentale d'un manque irrémédiable voire d'un impossible deuil. L'on voit donc le non-visage de la mère se fondre avec celui d'Aurélia qui est à la fois toutes les femmes : « Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes que tu as toujours aimée » (Partie II, chapitre 5). Nous n'aborderons ici que brièvement Le Premier homme de Camus puisque ce dernier, autobiographique, ne permet pas réellement de franchir par l'écrit un seuil non dépassé en réalité à propos du regret. Ainsi, si Michon, par son écriture, a pu consoler sa mère, Camus, lui, n'a jamais su lui avouer ses sentiments, ni même avec les mots. Il écrit (p.71) : « Il allait dire : 'Tu es très belle' et s'arrêta. Il avait toujours pensé cela de sa mère et n'avait jamais osé le lui dire ». La peinture du regret chez Michon et Nerval s'inscrit donc dans « l'histoire des nostalgies » comme l'écrit Camus mais sans cependant s'empreindre d'une dimension autobiographique puisque ces regrets se trouvent formulés et les aveux sont faits : le narrateur de Michon montre son amour pour sa mère, et celui de Nerval fait vivre sa mère et Aurélia à travers ses rêves et ses hallucinations.

 

2. L'histoire d'une vocation et ses empêchements : les tentations

 

Cependant la citation de Camus ne se restreint pas à considérer « l'histoire des nostalgies » mais se penche aussi sur celle des tentations. L’œuvre de Michon est particulièrement emblématique de l'histoire de la tentation à l'écriture et des ses empêchements. De fait, comme Dominique Viart le signale dans son analyse des Vies Minuscules : « l'accent n'est pas vraiment [mis] sur la vie du narrateur mais bien plutôt sur l'histoire de sa vocation ». Mais cette vocation à l'écriture est remise en cause et se pose à nombreuses reprises une interrogation sur les facultés créatrices. Dans Fictions biographiques XIXe – XXIe siècle, Textes réunis et présentés par Anne-Marie Monluçon et Agathe Salhat, le narrateur est même décrit comme en proie à la «volonté de dire » qui hante tout écrivain, mais qu'il ne sait pas réaliser. Ainsi il se trouve confronté à la page blanche corroborée au défaut de langue d'un petit fils de paysan apprenant la langue à l'école et en mesurant la distance par rapport à sa propre communauté : « ma langue ne pouvait plus même maîtriser les mots, comment pourrais-je jamais les écrire ? » s'interroge-t-il au début de la « Vie du père Foucault » (p.139). Le narrateur n'écrit donc rien mais « rêve qu'il écrit » (« Vie de Claudette, p.217), il est tenté par l'écriture mais cela n'est pas constructif là où l'auteur Pierre Michon parvient à rédiger un livre. A ce titre il est intéressant de citer Pierre Bergounioux, un écrivain proche de Michon, qui écrit dans La Cécité d'Homère : « Vies minuscules accomplit ce qui était impossible en représentant l'impossibilité de l’accomplissement ». L'on a donc réellement une opposition entre l'empêchement littéraire et sa mise en œuvre transmue en réussite. Bien que l'on pourrait opposer à cela le fait que l'auteur ait réellement eu à affronter ces difficultés, donc que la dimension autobiographique est présente, le temps de l'écriture est en faveur de la citation de Camus. En effet, au fil des pages l'on constate l'absence de l'écriture et l'angoisse continuelle du narrateur au présent, et lorsque le livre s'achève, la page est toujours blanche puisque le narrateur annonce tout juste qu'il va écrire. Cependant « l'histoire des tentations » a d'autres acceptations que celle concernant l'écriture. Certes dans Aurélia de Nerval il est écrit : « retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé » (Partie II, chapitre 1), mais l'on peut aussi constater que diverses tentations se donnent à voir. Nous avons déjà mentionné le regret quant à l'absence de la mère, cette dernière se peint aussi à travers la tentation de remonter le temps. L'écriture nervalienne, marquée par un goût pour l'ancien voire l'Antique, réalise ainsi une chose impossible et l'on rencontre au fil des pages des allusions à une famille fictive comme par exemple dans la première partie, au chapitre 5 : « C'était une famille primitive et céleste ». Le narrateur souffre continuellement dans le texte, il parle d' « état cataleptique » (même chapitre) et il est tenté d'arrêter le temps afin de mettre fin à ses souffrances. De même il s’émerveille de ses différentes visions « et frémit à la pensée de devoir retourner dans la vie » (de même). Il ne s'arrête pas à cette tentation et va plus loin encore lorsqu'il a la tentation de nier le temps : il se mesure aux forces divines, souhaite surmonter la mort... Ainsi les tentations, qu'elles soient celle de l'écriture chez le narrateur de Michon ou celles vis-à-vis du temps chez Nerval, se peignent comme attestation de la citation de Camus : le narrateur ne peut écrire alors que Michon si, Nerval n'a pas d'influence sur le temps là où son narrateur s'en joue.

 

 

3. L'auteur pris pour objet de sa propre histoire devient autre

 

Après cette réflexion sur les nostalgies et les tentations il convient de s'interroger sur Camus déclarant que l'histoire propre n'est pas retracée dans les œuvres à prétention autobiographique. Dans son Introduction à Aurélia, Jacques Bony s'interroge : « Qu'est-ce que dire je ? N'est-ce pas s'avouer double dès lors qu'on se prend soi-même comme objet, qu'on regarde celui qu'on a été comme s'il s'agissait d'un autre ? ». Fort de ce constat l'on comprend que la première personne du singulier s'avère bien souvent fictive et qu'elle est en réalité l'indication d'un pluriel. Nerval n'écrit-il pas, dans la Préface des Filles du feu : « Je suis un autre » ? Et de fait, Nerval parvient à raconter une folie de notoriété publique sans cependant avouer cette folie en tant que telle. En effet son écriture se montre lucide : il fait appel aux théories des hallucinations et celles du rêve par exemple. De plus l'on peut porter une attention particulière aux formules modalisantes telles que « je crus voir, il me semblait... » qui semblent montrer au sein même de l'histoire une distanciation du narrateur sur le personnage victime d'hallucinations, distanciation parallèle à celle de l'auteur face au narrateur sans nom. Les hallucinations et la folie semblent comme banalisées, le lecteur en est le témoin. La folie n'est donc plus celle de l'auteur mais de son personnage : le 'je' est devenu pluriel, il est capable de se démultiplier et n'est plus écrit de façon réductrice comme il l'était la cas pour les romantiques. Il est intéressant de constater que cette confusion des figures n'est pas propre à la première personne du singulier puisque nous avions déjà remarqué l'association entre Marie, la mère et la femme aimée, comme si sous la diversité manifeste des personnages ou des figures et sous la complexité des modèles narratifs l'on retrouvait toujours les mêmes systèmes de représentation (comme le remarque François-Charles Gaudard dans Capes/ Agrégation Lettres – Les Filles du feu, les Chimères, Aurélia ). Dans Vies minuscules de Pierre Michon l'on assiste à quelque chose de similaire. En effet « La vie d'Antoine Peluchet » est particulièrement représentative d'un personnage devenu autre jusqu'à être remplacé par l'auteur à travers un cycle de métamorphoses. En effet, le personnage de Fiéfié fait ressusciter Antoine dans son discours (p.53) jusqu'à être confondu avec l'homme de son discours à sa mort (p.65), le père sur son lit de mort devient lui-même son fils : « Quand j'étais à Baton Rouge, en soixante-quinze... » et enfin dans la mort, la place vide à côté du père se destine généalogiquement au narrateur. De fait le narrateur devient le personnage même de son histoire et cela est chose courante dans l’œuvre puisque dès le début (p.19) l'on peut lire : «Parlant de lui c'est de moi que je parle ». Ces deux œuvres de Nerval puis Michon qui « prétendent à être autobiographiques », malgré le 'je', retracent donc une histoire qui n'est pas réellement celle de l'auteur-même. Cependant il peut être intéressant de remarquer que Le Premier homme de Camus fonctionne différemment. En effet ici le 'je' fait place à la troisième personne du singulier malgré le fait attesté aux vues des textes antérieurs que le roman est autobiographique, et tout comme le narrateur de Jules Vallès s'appelle Jacques Vingtras dans Le Bachelier, Albert Camus se nomme ici Jacques Cormery. L'auteur, ainsi pris pour objet de sa propre histoire, devient de facto autre, son nom change (et c'est aussi le cas pour les autres personnages, la mère du narrateur finissant par porter le nom de la mère de l'auteur). Camus poursuit sa citation sur les écrits à prétention autobiographique par : « Aucun homme n'a jamais osé se peindre tel qu'il est ». Nous avons donc montré, en accord avec cela, que ces œuvres se déclinaient en peintures des regrets mais aussi des vocations et des tentations sans pour autant impliquer irrémédiablement l'histoire propre de l'auteur, stratégie permise grâce à un narrateur sachant se faire pluriel. Pourtant il est indéniable que l'autobiographie dans les textes étudiés est omniprésente.

 

  1. L'histoire propre comme substrat pour l'écriture

 

1. Des éléments propres à l'histoire des auteurs

 

Nerval, comme nous venons de le voir, par ses stratégies d'écriture a pu dire 'je' sans se compromettre (on pourra ce souvenir à ce titre des passages où il rapporte un moment de délire, comme celui où il « consult[e] [sa] mémoire qu'[il] croyai[t] être celle de Napoléon », partie II, chapitre V). On lui connait en effet, comme le remarque Jacques Bony dans l'Introduction à Aurélia une « certaine répugnance pour la confession pure (ou présumée telle), ainsi que l'ont pratiquée Restif de la Bretonne et même Rousseau », le critique souligne par la suite que, dans Les Confidences de Nicolas, Nerval est choqué par « l'impudeur de cette mise à nu ». Malgré cette difficulté d'affirmer le 'je' cela ne signifie pas que l'autobiographie est absente chez cet auteur tout comme chez Michon par exemple. Ainsi dans Aurélia, si le personnage éponyme n'a aucune densité autobiographique ce n'est guère le cas pour la mère disparue du narrateur, réellement disparue dans la réalité lorsque l'auteur avait deux ans. « Je n'ai jamais connu ma mère, qui avait voulu suivre mon père aux armées, comme les femmes des anciens Germains ; elle mourut de fièvre et de fatigue dans une froide contrée de l'Allemagne » annonce le narrateur (partie II, chapitre IV). Cette fièvre se retrouve par la suite dans l’œuvre mais transmise sur la maladie du narrateur : un élément propre à l'histoire de l'auteur a donc été le support de l'écriture. Nous ne reparlerons pas de la folie de l'auteur rencontrée aussi chez le narrateur. Pierre Michon quant à lui écrit à propos de son texte sur Hugo, dans l'interview cité précédemment : « Je croyais que le début qui raconte la mort de ma mère, allait être une simple parenthèse... Mais ça n'a pas été le cas, ça a été le nœud capital du texte ». Plus qu'un simple élément du texte, l'histoire propre est ici décrite comme le « nœud » même de l'écrit. De même, dans Vies minuscules il s'agit de personnes qui ont incontestablement existé, et dans le même interview Michon écrit par exemple à propos de Georges Bandy : « Le curé est mort d'un cancer du poumon tabagique et non pas d'une illumination franciscaine dans les bois. Et il n'était pas grand mais petit. Depuis les Vies minuscules, les gens de mon canton natal se le rappellent 'grand bel homme' : c'était en fait un 'petit bel homme' ». Dans un autre interview mené par Thierry Bayle dans Le Magasine littéraire, Michon ajoute : « C'est que, voyez-vous, l'abbé Bandy, qui est dans les Vies minuscules, je sais, j'ai vu, je me souviens de la façon dont il rougissait un peu quand il était ému, je me souviens de la vitre infranchissable de ses yeux quand il était ivre ». Une fois de plus les éléments autobiographiques servent de support à l'écriture, et comme le dit Michon, il n'a pas signé de « contrat de vérité » dans son œuvre et est ainsi libre dans son écriture. Nous pourrions citer bien d'autres exemples de cela.

 

2. Un trajet autobiographique sélectif et le morcellement de l'écriture

 

L'histoire propre peut donc devenir, sans en être obligatoirement le nœud, un substrat, un point de départ, pour l'écriture. Nous avons déjà souligné les éléments à base autobiographique qui étaient repris pour une écriture plus ou moins fictionnelle, mais il convient aussi de signaler les choix réalisés dans cette écriture «sans contrat de vérité ». En effet, chez nos auteurs se donne à voir un réel morcellement de l'écriture, et de fait des choix faits. Par exemple, l'écriture de Nerval peut être dite morcelée non seulement en raison de la division en parties et chapitres mais aussi car elle alterne sans cesse entre rêves nocturnes, visions délirantes, folie et peut-être raison, créant une histoire ambigüe car très confuse et cela jusqu'à la fin. Dans L’Écriture de la désignation dans Aurélia, Pierre Campion étudiant les scènes du rêve ajoute à ce morcellement des postures de pensée celui des lieux de déambulation du narrateur: « Le récit adopte souvent la forme poétique de l'épisode séparé. Chacun des tableaux […] est le lieu et le décor d'une scène qui institue un spectacle intime de et dans l'esprit. […] Ces scènes sont discontinues, chacune se déroule dans son décor ». Ainsi le narrateur nervalien, et pas seulement dans Aurélia, semble incapable de trouver une unité, tout comme l'auteur, et le récit reste irrémédiablement morcelé, ce qui peut poser la question de savoir si, par l'addition de fragments des différentes œuvres, de ces fragments de vie, l'on peut parvenir à trouver l'unité de la vie de Nerval. Mais ce morcellement est peut-être encore plus flagrant dans les Vies minuscules car il est associé à un trajet autobiographique sélectif. Par exemple, Michon met l'accent sur des rêves et des légendes familiales mais seulement pour éclairer sa vocation : il écrit donc un roman de la vocation et ne met pas réellement l'accent sur la 'vie'. Ainsi, par les formes brèves de son récit il écrit, comme il l'indique lui-même une « autobiographie oblique » et morcelée où les ellipses sont nombreuses. Le livre est riche d'épisodes (selon l'appellation de Dominique Viart) : l'on voit apparaître le narrateur enfant « un jour de l'été 1947 » (p.14 de la « Vie d'André Dufourneau ») ou bien encore dans son enfance veillée par Élise, mais aussi lorsqu'il est adulte et que par exemple il erre dans Annecy (p.168 de la « Vie de Georges Bandy »), voire-même dans l'annonce de sa future mort (p.69)... Les différents âges du narrateur, comme dans les romans de formation, semblent donc être représentés mais de manière discontinue, et même le choix des biographies réalisées est spécifique. Pour prolonger cette réflexion sur un roman où défilent les différents âges de la vie il est de rigueur de citer aussi le roman d'apprentissage qu'est celui de Camus : Le Premier homme. En effet, dès les premières pages l'on assiste à la naissance du narrateur puis on le suit lors de son enfance, lors de son entrée à l'école et à plusieurs reprises il est même un adulte. De fait là aussi le morcellement peut être considéré comme présent puisqu'au niveau chronologique les sauts sont extrêmement forts. Ainsi, l'histoire propre, qu'elle soit prise chez Nerval, Michon ou Camus, même si elle est prise de manière sélective et que de facto l'écriture est morcelée, se pose comme un véritable substrat de l'écriture.

 

3. Une confession détournée

 

Nerval bien que réticent à l'écriture proprement autobiographique comme nous l'avons déjà noté, a écrit dans une lettre un an avant sa mort « se nourrir de sa propre substance ». Jacques Bony note à ce sujet que « c'est avouer qu'il est incapable de distinguer vie et œuvre, que l’œuvre s'épanche dans la vie, comme la vie dans l’œuvre ». Ainsi, sans y paraître, Nerval cherche à se raconter, à recomposer le récits d'épisodes marquant de sa folie. Jacques Bony ajoute à cela que l'auteur est en quête de formes capables d'exprimer un aveu déguisé, n'hésitant pas à aller « jusqu'à la transposition mythique et mystique d'Aurélia ». Il est intéressant de noter que sur l'arrête du livre où figure l'Introduction du critique il est écrit : « Aurélia et autres textes autobiographiques ». Ainsi le critique voit clairement une autobiographie, bien qu'en «miettes » dans le texte là où Nerval ne l'avoue pas. Utiliser l'histoire propre comme point de départ ou d'aboutissement de l'écriture permet donc de ne pas l'avouer réellement tout en la posant en tant que confession déguisée voire détournée. Pierre Michon, dans l'interview présent dans Le roi vient quand il veut, avoue lui-même que dans l'écriture autobiographique « on fait des aveux ». Il peut être judicieux d'utiliser un texte hors corpus pour réellement montrer cet aspect : celui d'Henri Michaux qui s'intitule « Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'existence ». Quand cet auteur parle de lui il choisit de s'exprimer à la troisième personne afin de marquer une distance essentielle bien qu'il soit question des « cinquante-neuf années d'existence » qui lui sont propres. Ainsi il indique d'emblée que son texte se situera entre plusieurs genres que sont la biographie, l'autobiographie, voire-même l'autoportrait. Jean-François Louette, dans Fictions biographiques XIXe – XXIe siècle, Textes réunis et présentés par Anne-Marie Monluçon et Agathe Salha avance une notion capitale éclairant cet aspect: Henri Michaux pour se soustraire à toute entreprise autobiographique se serait inventé une vie de chien qu'il faudrait comprendre comme une « contre vie ». Jean-François Louette explique par la suite : « Qu'est-ce qu'une contre-vie ? Deux choses à la fois. D'une part, une contre-vie est une amorce ou un fragment de vie qui, prenant son origine dans la vie du sujet Michaux, tout contre elle, soudain prend la tangente et dessine sa propre ligne (de vie, de vie imaginaire). […] Mais d'autre part, une contre-vie est une vie qui s'en prend à la vie du sujet Michaux. Une vie qui le contre. Qui l'empêche de s'en tenir à sa vie, de se borner dans sa vie, et éventuellement de se glorifier de sa vie». Nous sommes donc bien en présence d'une autre acceptation de confession détournée puisque l'histoire propre est déguisée par une pseudo-vie. Fort de ces constats, l'histoire propre, malgré les dires de Camus, est inhérente aux œuvres à prétention autobiographiques, qu'elle soit prise sur des points sélectifs ou totalement niée. Mais elle peut ne plus être considérée que partiellement et acquérir une importance fondamentale.

 

 

  1. L'histoire propre réellement racontée à travers l'œuvre à prétention autobiographique

 

1. Des œuvres autobiographiques sans en avoir la prétention

 

La citation de Camus « Les œuvres d'un homme retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations presque jamais sa propre histoire, surtout lorsqu'elles prétendent à être autobiographiques » peut donc, comme nous l'avons déjà commencé, être révisée. En effet, si Nerval n'a pas la prétention de l'écriture autobiographique, elle n'en dévoile pas moins sa propre histoire. N'écrit-il pas au troisième chapitre de la première partie : « Si je ne pensais que la mission d'un écrivain est d'analyser sincèrement ce qu'il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m'arrêterais ici » ? N'est-ce pas là la description précise de sa propre vision et de fait de sa propre histoire ? Les Vies minuscules sont aussi intéressantes pour illustrer une histoire propre réellement racontée dans l’œuvre à prétention autobiographique. Comme nous l'avons déjà remarqué, les « vies » de Pierre Michon traitent de personnages authentiques dont elles ne prétendent même pas toujours inventer la vie. Mais ce qui est réellement remarquable est que ces vies « échappent à l'alternative du vrai et du faux mais constituent bien souvent un détour pour aboutir à une forme de savoir ou de vérité » (Introduction de Fictions biographiques XIXe – XXIe siècle, Textes réunis et présentés par Anne-Marie Monluçon et Agathe Salha). De fait, bien que les biographies des Vies minuscules se rattachent parfois à la fiction dans leur contenu, il n'en est pas moins qu'elles apportent un savoir à Michon. Ces portraits semblent donc à l'origine de ses propres croyances, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, authentiques ou non. L'auteur ne recherche de fait pas la subjectivité : « l'introspection n'est pas mon fort, ma relation au texte est une sorte de lutte, de combat, de viols réciproques... » nous dit-il. L'on peut donc lire le caractère double de la littérature et de l'autobiographie qui est à la fois vraie et frauduleuse, comme lorsque l'évêque Bertran dans Mythologies d'hiver dit ceci : « Tu vas devoir dire le vrai et cependant mentir». Les citations ne manquent pas à ce sujet puisque chez Maurice Blanchot, dans La Part du feu l'on en trouve une similaire : « Ce qui est frappant, c'est que, dans la littérature, la tromperie et la mystification non seulement sont inévitables, mais forment l'honnêteté de l'écrivain, la part d'espérance et de vérité qu'il a en lui ». Ainsi l'autobiographie se décline aussi à travers la tromperie, la mystification et le mensonge mais n'en conserve pas moins son caractère propre. Il est intéressant de remarquer que Michon semble toutefois 'jouer la carte de l'honnêteté' toute en la dissimulant habilement. En effet, il avoue lui-même qu'il est ce 'je', ce narrateur, mais les différents éléments le prouvant ne se situent pas au même niveau dans le texte. De fait son nom est dit mais en deux temps : tout d'abord l'on peut lire : « Tu connais Pierrot » (p.195 dans la « Vie de Georges Bandy ») et ensuite le nom de famille de la sœur disparue (p.238) : « Elle avait de grands yeux bleu sombre – venus de Clara assurément, Michon née Jumeau ».

 

2. La peinture des épreuves de la vie

 

« Les gens heureux n'ont pas d'histoire » entend-t-on souvent dire. Nerval, dans des lignes consacrées à Hoffmann a écrit : « S'il est des écrivains qui trouvent leur immense talent et leur verve dans le bonheur et l'opulence, il en est d'autres dont la route a été marquée à travers toutes les afflictions humaines, et dont un fatal destin a nourri l'imagination par des maux inouïs et par une éternelle misère » (citation extraite de l'Introduction à Aurélia de Jacques Bony). Dans Aurélia on retrouve au fil des pages des substantifs tels que : «épreuves, pardon, faute, désespoir, malédiction... » venant à l'appui de cette citation. Ainsi la peinture des épreuves d'une vie est un aspect capital de l'histoire propre racontée à travers l'écriture autobiographique. Chez Nerval-narrateur les épreuves semblent se succéder : il perd sa mère, n'a pas connu son père, est obsédé par une faute quant à Aurélia mais principalement en lien avec la religion. Dans le texte de Michon, l'un des moments substantiellement autobiographique est celui où le narrateur s'étend longuement sur sa déchéance liée à l'alcoolisme. Commençant avec « La Vie du père Foucault » elle se poursuit sur trois chapitres : « Mon ébriété de toute à l'heure n'était plus que pesante cuite, de celles qui aplanissent toute caractéristique individuelle au profit d'une métaphysique sombre commune à tous les hommes » écrit-il dans la première des ces quatre vies. Complice avec cette descente vers l'alcoolisme, « l'absence de lettres » (p.158) a aussi été l'une des épreuves principales de Michon-narrateur. Dans un entretien pour L’Œil de la lettre à la question de Marianne Alphant : « En écrivant Vies minuscules, aviez-vous le sentiment qu'il s'agissait d'un roman ou d'une autobiographie ? », il répond en ces termes : « J'avais l'intention de commencer par du roman mais je m'en sentais – et j'en étais – totalement incapable. J'ai vécu dans cette impossibilité jusqu'à trente-cinq ans. […] J'ai toujours pensé que la seule chose qui était complètement hors de ma portée et de mes possibilités, c'est la littérature ». Le Premier homme de Camus s'illustre par une autre acceptation de l'épreuve comme substance autobiographique. En effet, la première partie intitulée « La recherche du père », autobiographique malgré la narration à la troisième personne du singulier, est une recherche menée en différents lieux qui se conclut principalement par des échecs. L'épreuve principale, là où elle était principalement absence de la mère chez Nerval, devient ici absence du père. Une phrase est particulièrement représentative de la conscience de la perte du père dont Jacques Cormery fait l'expérience alors qu'il est adulte déjà et qu'il se rend pour la première fois sur la tombe du disparu : « Et le flot de tendresse et de pitié qui d'un coup vint lui emplir le cœur n'était pas le mouvement d'âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu'un homme fait ressent devant l'enfant injustement assassiné – quelque chose ici n'était pas dans l'ordre naturel et, à vrai dire, il n'y avait pas d'ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père » (p.35, chapitre « Saint-Brieux). Ainsi la peinture des épreuves de la vie se donne à voir en tant qu'élément propre à l'histoire des auteurs et de fait est commune, dans nos trois textes aux narrateurs. Propre histoire et textes à prétention ou non autobiographiques sont donc étroitement liés.

 

3. L'expérience cathartique de l'écriture (une écriture de la culpabilité: le désir de se livrer) : la quête d'identité



Parvenus pratiquement à la fin de notre réflexion sur la citation de Camus extraite de sa nouvelle Été, nous pouvons nous demander le but réellement recherché par ces aveux autobiographiques affirmés ou dévoilés implicitement. Ce que nous avions relevé à propos des regrets et des tentations dans notre première partie du développement peut nous permettre de mener cette interrogation en parlant d'une expérience cathartique de l'écriture. En effet, si Michon par exemple, n'a pas pu avouer son amour pour sa mère, ses Vies minuscules l'ont fait pour lui puisqu'il se dit « consolé » : l'écriture se fait délivrance de l'ordre de la rédemption. De même, et bien que son analphabétisme l'ait privé de cette lecture, le narrateur-Camus en étant incapable de dire à sa mère qu'elle était belle, l'écrit tout de même dans Le Premier homme. De plus nous pouvons signaler l'expérience de l'écriture comme constructrice de l'identité chez Camus : en effet, dès le début du roman la recherche du père se confond avec la quête de l'identité du personnage qui se cherche et se construit au fil des ans et des pages. Nerval, quant à lui, semble porter un regard lucide sur la folie du narrateur et par mimésis sur la sienne (bien qu'il se suicidera après cet écrit). Ainsi cette écriture cathartique est inhérente à nos trois auteurs. Dominique Viart, à propos des Vies minuscules, détaille cette catharsis en parlant de l'écriture autobiographique comme tauromachie selon l'exigence de Michel Leiris (dans De la littérature considérée comme une tauromachie). Le critique souligne de fait que Michon « ne craint pas de tourner contre lui-même la 'corne de taureau' ni de détailler les illusions et les lâchetés dont alcools, barbituriques et amphétamines sont porteurs ». Ainsi le narrateur ne dissimule pas sa sexualité bien qu'elle puisse paraître méprisante envers les femmes (l'on pourra à ce titre se souvenir de Marianne) et en parle parfois avec violence : « prenant Marianne dans la chambre des Cards comme un porc à la glandée couvre la paysanne qui l'y conduit » (p.173). Le désir de se livrer, à travers l'exhibition de ces obsessions que l'on imagine communes à l'auteur et au narrateur, permet ainsi une catharsis, ou, dirons-nous plus facilement de nos jours, une thérapie. Ainsi, surpassant ou mettant à nu des sentiments allant de l'aveu avorté au sentiment de culpabilité, l'écriture autobiographique se fait peinture de l'histoire propre des auteurs tout en en pansant les plaies. En dernier lieu et avant de clore se sujet il convient de se demander tout de même pourquoi, si l'écriture est si bénéfique, l'autobiographie n'est pas affirmée : en effet, Camus écrit à la troisième personne, Nerval rejette l'autobiographie proprement dite. La réponse se trouve peut-être du côté de C. Saminadayar qui relativise la portée de l’autobiographie lorsqu'il écrit dans L’Enfant : « Mon histoire… ou presque mon histoire ». La correction et l'adverbe sont significatifs. De fait les auteurs étudiés semblent raconter une histoire représentative qui, au-delà de leur simple personne est celle d'une génération. Ainsi quand dans Aurélia Nerval se raconte, il raconte aussi son histoire d'écrivain (tout comme Michon), son époque voire « l'homme tout entier, l'humanité toute entière » comme renchérit Jacques Bony et va jusqu'à confondre sa propre histoire non seulement avec celle de la littérature mais aussi celle de l'univers. Quand le narrateur de Camus va pour la première fois sur la tombe de son père, ce retour au source ne s'accompagne pas seulement de tendresse mais aussi d'une révolte contre l'ordre du monde (Cf. phrase citée pour la peinture des épreuves). De même, le chapitre 7 de la première partie intitulé « Mondovi : la colonisation et le père » consiste principalement en un récit rétrospectif parlant des différentes étapes de l'histoire de la colonisation, l'histoire prenant donc sens dans une démarche historique s'appuyant sur un fait concret mais non vécu (bien qu'implicitement subi) par l'auteur. A une échelle plus réduite (car se limitant surtout à son environnement proche), Michon définit son but non pas comme celui de raconter une autobiographie ou des biographies mais de faire revivre des gens de peu par une écriture de l'absolu. Ainsi l'histoire propre est aussi réellement racontée à travers les œuvres à prétention, ou non, autobiographique. Inhérente à la peinture des épreuves de la vie, l'autobiographie s'illustre par l'expérience cathartique qu'elle rend possible et dépassant une écriture qui retracerait exclusivement l'histoire de son auteur elle s'inscrit aussi dans une écriture plus généralisatrice.

 

 

En conclusion la citation de Camus gagne à être élargie puisque si la peinture des regrets et des vocations peut ne pas être proprement autobiographique grâce à un narrateur pluriel par exemple, l'histoire propre aux auteurs est tout de même inhérente à l'écriture autobiographique. Se donnant à voir à travers le morcellement de l'écriture ou de l'aveu déguisé d'une manière partielle, l'histoire propre de l'auteur et les épreuves de la vie qui lui sont attachées se présentent aussi comme éléments non plus partiels mais fondamentaux de l'autobiographie. Reconnue ou niée, elle dépasse la définition de Philippe Lejeune en s'inscrivant dans une dimension plus collective, ne se contentant pas d'être introspective.

 

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Commentaires
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