Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

ღ♥  Mon aire de repos  ღ♥

2 juin 2012

L'inscription du miroir chez La Bruyère et Marivaux.

Je n'écris guère plus ici, alors peut-être que ce dernier post est la conclusion de ce qui a commencé depuis  il y a bien longtemps déjà. L'amour de la littérature a ouvert ce blog, un petit enfant littéraire le ferme. Amis du matin, et puis les autres aussi, voici mon mémoire.

Grossissement Van
http://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00702835

Dans ce mémoire, j'ai tenté de montrer que le miroir pouvait s'inscrire chez La Bruyère et Marivaux d'une manière plus ou moins explicite. Après un rapide aperçu des notions de vérité, vanité et "Philautie" prises dans leur lien avec le miroir, je me suis penchée sur la place du miroir en tant que terme (écrit en ce mot donc) dans 'Les Caractères', 'Le Spectateur français', 'L'Île de la raison' et 'L'Île des esclaves'. Les occurrences explicites et leur traitement sont le centre de la réflexion menée. Une ouverture, embrayée dans le premier chapitre de la troisième partie (non rédigée intégralement) permet de suggérer un miroir non plus comme motif mais comme représentation textuelle. Ce dispositif spéculaire fera l'objet d'un autre travail.


Publicité
Publicité
17 janvier 2012

Classement de la critique sur Le Ravissement de Lol V. Stein

         ravi


  Pourquoi choisir d'étudier la critique sur Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras ? Pour l'écriture, pour l’œuvre en elle-même. Elle est la lecture d'elle qui m'a le plus marquée. Comme nous le verrons par la suite certains lecteurs ont décrit ce « ravissement » comme dérangeant, mais d'un autre côté une fois la lecture commencée il est impossible d'y mettre fin. Et c'est ce que j'ai ressenti. L’œuvre complet de Marguerite Duras est particulièrement dérangeante dans son intégralité et pourtant son écriture nous oblige à continuer. Nous identifions-nous aux personnages ? Non, il ne me semble pas, mais en revanche je crois que l'on souffre réellement avec eux. Lol tout au long du roman paraît inhumaine, si loin de nous, tant elle paraît insensible et pourtant on comprend sa souffrance, on ne peut, nous, rester insensible à son abandon lors de la fameuse scène du bal de T. Beach. C'est parce que je n'ai pas su lire ce livre autrement qu'avec empathie qu'il m'a semblé intéressant de me pencher sur une critique qui s'éloignerait de la réception.
     Le Ravissement de Lol V. Stein, en tant qu’œuvre qui, dans un langage un peu cru « prend aux tripes »  n'admet pas de critique de savoir au sens propre du terme. En effet, la tâche assignée par Michel Butor aux critiques contemporains est de ne pas être des contrôleurs (critique de savoir, avec des lecteurs professionnels qui émettent un jugement basé sur un ensemble de règles finies) mais des prospecteurs : la critique ne cherche pas à régir la création mais est un écrit qui est comme un complément de l’œuvre. Il semble que l’œuvre de Marguerite Duras se prête bien à ce rôle de prospection.
    Nous classerons la critique en trois temps : critiques du côté de l'auteur, de l’œuvre et enfin du lecteur.





I Du côté de l'auteur

    Dans cette première partie nous illustrerons la critique concernant l'auteur à travers les critiques biographique, psychanalytique et thématique.

1) L'Histoire littéraire : la critique biographique
    L'Histoire littéraire situe les œuvres et tente de les expliquer en les inscrivant dans une série de déterminations historiques, sociales, politiques, idéologiques, culturelles1... Gustave Lanson peut principalement être cité dans cette entreprise puisque qu'il prônait une approche critique basée sur une vérité du texte dégagée selon ce que l'auteur avait voulu dire. Ainsi pour Lanson la biographie n'avait pas à être séparée de l’œuvre.
    Emmanuelle Touati, dans « Régressions de Marguerite Duras »2 (annexes p.13-14) introduit sa réflexion sur Le Ravissement de Lol V. Stein par un événement important dans la vie de Marguerite Duras.
Sa rencontre avec une jeune internée lors du « bal de Noël d'un hôpital psychiatrique » marque une date importante dans l'histoire de Marguerite Duras. Fascinée par « l'abolition du sentiment » en 1964, Duras écrit le roman « de la dé-personne, de l'impersonnalité ».
La critique cite ensuite Marguerite Duras elle-même qui reconnaît sa proximité avec ses personnages, proximité de vie, de souffrances.
Elle [Lol] s'est arrêtée de vivre avant la réflexion. C'est peut-être ça qui fait qu'elle m'est tellement chère, tellement proche, je ne sais pas. […] les personnages que j'aime, que j'aime profondément.
    Michel Nebenzahl va encore plus loin dans l'association biographique dans l'article « L'ab-surdité »3 (annexes p.15-16) où il se focalise principalement sur le « cri » et les mères de Marguerite Duras et de Lol à travers une certaine humanisation de Lol.
M. Duras a-t-elle entendu Lol V. Stein ? M. Duras ne peut calmer l'impatience de Lol V. Stein.
Le père de M. Duras dont sa mère avait entendu au « cri » d'un oiseau qu'il venait de mourir.
L'écriture de sa mère par M. Duras montre, malgré elle peut-être, que la mère n'est pas sourde.

2) La critique psychanalytique
    Cette critique doit sa naissance à Freud avançant la notion d'inconscient. Pour lui la psychanalyse adaptée à la littérature cherche à « connaître avec quel fond d'impressions et de souvenirs personnels l'auteur a construit son œuvre »4. Ainsi, là aussi, la biographie est essentielle. La démarche consiste à « expliciter l'incohérence ou la monstruosité du sens manifeste par la prégnance d'un sens caché5 ».
    La critique psychanalytique est peut-être la plus facile à identifier. Reprenons la suite du texte « L'ab-surdité »6 de Michel Nebenzahl (annexes p.17-18). Comme nous l'avons déjà remarqué, son article commençait par association biographique, ici il poursuit clairement par le biais de la psychanalyse. Dans ses lignes on peut lire le passage de l'hystérie à la psychose en passant par la dépression vécue par le personnage (la personne même pourrait-on dire) de Lol.
Cette soumission, par surdité, d'Eros à Thanatos nous ouvre aux variations du fantasme sur le thème de la conjonction de la jouissance et du désir de la mort.
Le critique parle de « symptôme » et se réfère clairement, même s'il ne le dit pas, à Lacan lorsqu'il aborde « l'opération du miroir ». La version, enfin, que  Michel Nebenzahl donne de l'image de l'amour présenté par Marguerite Duras est intéressante.
Si l’œuvre de M. Duras témoigne du chemin de la psychose comme passage obligé pour la révélation de l'amour, ce n'est pas pour autant la version terroriste de la psychiatrie. On arrive en effet à une inconditionnalité de la jouissance et du désir. De l'inconscient.
    Référons nous désormais à Hélène Cixous dans son très beau « Édits de Duras »7 (annexes p.19). Son article était plus difficile à classer que celui de  Michel Nebenzahl, peut être parce qu'il ressemble beaucoup plus à une « prouesse littéraire » à travers de savants jeux de mots qu'à une « critique pure » abordant clairement l’œuvre de Marguerite Duras. Par exemple lorsque Hélène Cixous réfléchit sur le nom de Lol il serait possible de dire que cette réflexion est stylistique (comme nous le verrons par la suite avec le rapport de jury de l'Agrégation externe de 2006) et donc qu'elle concerne plus l’œuvre que l'auteur.
Elle l'appelle l, l, zéro ; elle, elle, 0. Encore un coup de génie : la trouvaille du nom-trou. Un vrai miroir aux aloùêtres. Tous nous nous y jetons. LOL !! Un trou avec deux l l à ses côtés, deux bâtonnets, deux phallus en miroir deux ailes deux elles deux traits de zèle (zèle c'est la jalousie). – […] Fol Lol.
Cependant il semble que les références soient clairement psychanalytiques : « miroir aux aloùêtres », « deux phallus en miroir », la folie à travers « Fol » et que ce soient là des notions associées à l'auteure plus qu'à l’œuvre.
3) La critique thématique
    Elle se distingue de l'Histoire littéraire ou de la littérature comparée où un motif est commun à plusieurs œuvres d'auteurs différents. La critique thématique, de fait, étudie un élément sémantique récurrent chez un écrivain dans une œuvre ou d'une œuvre à l'autre.
    Nous citons cette critique dans le cadre de notre réflexion car elle apparaît parfois dans les articles étudiés. Mais la prédominance au sein même d'un article étant donnée à une autre critique que celle thématique nous nous contenterons d'en citer une seule occurrence pour l’illustrer. « Ne souffre pas... »8 d’Évelyne Grossman (annexes p.) soulève la mutabilité des personnages de Marguerite Duras.
Comment d'ailleurs continuer d'y  lire des personnages, au sens quasiment fixé de la psychologie des caractères, alors que d'une phrase à l'autre ils ne parviennent guère à se rassembler, esquissant à peine ça et là les concrétions instables de postures fragiles, menaçant toujours de se défaire.




II Du côté de l’œuvre

    Il s'agira désormais d'étudier la critique sur l’œuvre Le Ravissement de Lol V. Stein à travers la narratologie, la stylistique et la littérature comparée.

1) La narratologie
    La narratologie  est une « discipline sémiotique ayant pour objet l'étude scientifique des structures du récit9 ». On peut la définir de fait comme l'analyse des composantes et des mécanismes du récit présentant une histoire transmise par la narration.  Le cinquième chapitre de Figures III de Gérard Genette intitulé « Voix » traite de cette question concernant la narration à travers la figure du narrateur et le point de vue.
    Claire Stolz dans son article « Structures polyphoniques dans Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras » (annexes p.20-21) se penche elle aussi sur les effets de discours à travers une réflexion sur  « l'altérité de la narration » : le narrateur est d'abord un « je anonyme » puis il finit par se confondre avec Jacques Hold.
Synthèse paradoxale, qui rejette totalement l'illusion référentielle et qui exhibe le personnage comme être de paroles ; être de paroles au pluriel car il résulte de discours multiples, organisés polyphoniquement par ce mystérieux narrateur.
Elle aborde aussi la question du point de vue à travers un passage au second plan10.
    Alazet Bernard aborde la question de la narration d'une manière différente dans son article « Elle dit »11 (annexes p.22-23). Bien que lui aussi relève que Jacques Hold ne tient pas « les rênes de la narration » il soulève cependant la difficulté qu'il rencontre dans le fait même de raconter. Les termes d' « ignorance » et de « mot-trou » apparaissent à plusieurs reprises.
Raconter est proprement impossible. Ce qui ne signifie pas qu'il ne faut pas le faire : il s'agira bien au contraire de raconter depuis depuis cette impossibilité.
Et paradoxalement, de rien tenir il peut raconter, si l'on admet que le narrateur – (g)narus – n'est pas celui qui sait mais celui qui ignore ce dont il parle – ignare.
Ces analyses, bien que propres à la narratologie, sont susceptibles (et même bienvenues) dans le cadre de la stylistique.

2) La stylistique
    Elle se distingue de la notion de style dans l'ancienne rhétorique. La stylistique classe les moyens d'expression qu'un écrivain mobilise. De nos jours une étude stylistique se comprend comme un style qui est un écart par rapport à une norme.
    Un commentaire stylistique est demandé pour les concours liés à l'enseignement. A l'agrégation de Lettres Modernes de 2006 (annexes p.24 à 28) ce commentaire, portant sur l'étude de la scène dialoguée, se faisait sur un extrait du Ravissement de Lol V. Stein. Comme le nom du personnage principal est une énigme (Lol est « le diminutif d'un diminutif », V. seulement une initiale) nous avons choisi l'extrait clôturant le commentaire demandé : une étude onomastique est réalisée sur le nom «  Lol V. Stein ». Cette étude permet de montrer l'écart du choix du nom par rapport à la norme et à l'usage à travers une véritable impuissance à nommer les choses : on se retrouve entre un diminutif suggérant la familiarité peut-être et un nom incomplet connotant une distance et une remise en cause du personnage comme il en existe dans le Nouveau Roman.
C'est un nom qui ne fonctionne plus comme un désignateur rigide (à rebours d'un nom propre), mais un nom brisé, mutilé, dont elle estime qu'il lui convient.
    De même cette difficulté à nommer se rencontre dans l'article de Sandrine Vaudrey-Luigi12 (annexes p. 29-30) qui réfléchit sur les rapports de Marguerite Duras au lexique et à la langue.
Importance des mots mais expérience négative de l'auteur que le contournement romanesque ne saurait masquer : le mot trou dit l'impuissance à nommer précisément, au-delà de la recherche fantasmagorique du vocable originel.

3) La littérature comparée
    Comme nous l'avons déjà relevé précédemment la littérature comparée s'oppose à la critique thématique puisqu'elle expose un motif commun à plusieurs œuvres d'auteurs différents.
    Dans « Lol de Clèves » (annexes p.31), Laurence Plazenet souligne les échos entre Le Ravissement de Lol V. Stein et La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette. Si la comparaison n'est pas évidente de prime abord la critique soulève de nombreux points communs tels que la couleur de la chevelure des deux femmes,  le prénom Jacques qui est commun à Hold et au duc de Nemours, mais aussi l'importance fondamentale d'un bal, l'image offerte aux yeux du monde et la fin du récit.
La vie des deux héroïnes bascule à l'occasion d'un bal, dont l'homme aimé se retire sans elles.
Pareille à la princesse de Clèves, elle offre, jeune mariée, une image de la perfection féminine, mais dans une perpétuelle et maladroite absence à elle-même.
III Du côté du lecteur

    Le texte est envisagé comme communication par rapport à sa réception et à sa lecture. Ce concept d'esthétique de la réception est du à Hans-Robert Jauss. L'attention de l'analyste du couple auteur/texte est déplacée vers la relation texte/lecteur.

1) La critique impressionniste
    Cette critique privilégie l'émotion du lecteur, elle se fonde sur l'expérience sensible de la lecture.
    L'article de Suzanne Dow « Lectures dangereuses : la folie de Lol V. Stein et le ravissement du lecteur »13 (annexes p.32) , de par son titre-même se propose d'exposer les implications de ce texte de Marguerite Duras sur le lecteur. Dans le passage choisi la critique cite Xavière Gauthier, qui fait état de son ressenti face à la lecture devant Marguerite Duras et il semble bien difficile de nier ce qu'elle dit.
« Je sais que, quand je lis vos livres, ça me met dans un état très..., très fort et je suis mal à l'aise et c'est très difficile de parler ou de faire quelque chose, après les avoir lus. Je ne sais pas si c'est une peur, mais c'est vraiment un état dans lequel il est dangereux d'entrer, pour moi ».
Julia Kristeva est aussi appelée dans l'article, elle résume admirablement bien cette « lecture dangereuse » que sont les livres de Marguerite Duras, et peut-être particulièrement Le Ravissement qui « situe le lecteur dans une relation de proximité étouffante avec la psychose ».
« Il ne faut pas donner les livres de Marguerite Duras aux lecteurs et lectrices fragiles. »
        Aline Mura-Brunel14 (annexes p.33) se penche aussi sur « la puissance de l'effet produit » par les livres de Marguerite Duras ainsi que « la dimension ontologique de la littérature » en citant l'auteure elle-même.
Des livres qui s'incrustent dans la pensée et qui disent le deuil noir de toute une vie, le lieu commun de toute pensée.
        Il est intéressant, pour clore cette réflexion mettant le lecteur en avant de parler, avec Mireille Calle-Gruber15 (annexes p.34-35), d'une « lecture à l'empathie, à la dévoration ».
J'entends : une dévoration du lecteur ou de la lectrice par le récit. La démarche critique, nul doute, devra faire les comptes avec ces processus d'une lecture dévorée.
2) La critique d'identification
    Le texte est lu d'une manière qui privilégie l'empathie, toute la sympathie d'une commentateur doit être présente et ce dernier doit même chercher à s'effacer devant lui. Georges Poulet peut-être cité ici lorsque, dans Une critique d'identification, 1966, il écrit : « L'identification est avant tout un moyen de compréhension ».
    La suite de l'article de Suzanne Dow16 (annexes p.36) illustre un type de critique d'identification sur lequel il est intéressant de s'arrêter. Si le terme d' « identification » apparaît à quatre reprises (cinq, avec l'adjectif « identificatoire ») ce n'est pas dans le sens où Georges Poulet et même Jean-Pierre Richard l'entendaient. En effet pour eux il ne s'agit pas de s'identifier à l'auteur mais plutôt de créer une expérience de conscience en saisissant un univers nouveau, autre. L'identification dont il est question ici est clairement celle avec l'auteur, par le biais du narrateur.
Car le narrateur moderne doit entretenir ce fantasme de la lecture comme possible identification entre lecteur et auteur […] on peut penser que le récit entretient chez le lecteur le fantasme d'identifications d'une efficacité comparable entre les deux pôles des sujets lisant et écrivant.
Mais cette identification est compromise et c'est en cela que le narrateur a un rôle primordial dans l'écriture de l’œuvre.
On voit que les deux aspects de la fonction narrateur sont alors mis en scène : le narrateur devient non seulement le garant du fantasme de la lecture comme identification du lecteur à l'auteur, mais aussi la cause de son ultime et inévitable échec.
    L'identification est aussi abordée par Évelyne Grossman dans son article « Ne souffre pas... »17 (annexes p.37-38). Mais une fois de plus elle est contestée : « On ne s'identifie pas aux personnages de Duras, on ne se rassemble pas en eux. » Si Duras écrit pour la femme du Gange que « chaque matin, elle se dénombre » ce serait bien aussi le cas pour Lol V. Stein. La critique, jugeant la psychanalyse inapte à traiter de Duras, se rapproche de Lacan.
C'est tout l'art de Lacan lisant Lol V. Stein d'avoir imaginé un dispositif interprétatif qui ne comble pas les trouées du texte mais les répète dans une écriture comme désajointée, révélant par là même cet affaiblissement des formes de l'identité qui traverse toute l'écriture de Duras : « N'est-ce pas assez pour que nous reconnaissions ce qui est arrivé à Lol, et qui révèle ce qu'il en est de l'amour […]. »
De fait on ne s'identifie pas aux personnage mais cependant il semble, d'après Lacan que l'on soit en empathie avec eux, que l'on soit apte à comprendre ou du moins à reconnaître ce qui leur arrive, comme l'amour par exemple.
    Lacan n'est pas cité que chez  Évelyne Grossman, en effet, Suzanne Dow18, au début de l'article cité ci-dessus (annexes p.39) réfléchissait déjà au critère d'identification selon Lacan.
Dans ce cadre, le lecteur est supposé s'identifier à une image rencontrée dans le texte, où par « identification » est entendue, si l'on en croit Lacan, « la transformation produite chez le sujet quand il assume une image »19[...] il s'expose à un danger, risque lui-même la folie, en s'identifiant à l'image-dans-le-texte, tout comme Lol, d'après la plupart des critiques, se trouve poussée vers la folie suite à sa propre identification à une image : celle de son remplacement dans les bras de son fiancé, Michael Richardson, par Anne-Marie Stretter, au bal de T. Beach.
Bien que la critique ne retienne pas cette analyse il est intéressant de l'avoir citée puisqu'elle a été adoptée par nombreux autres critiques, comme elle l'indique elle-même : « d'après la plupart des critiques ».

femme-en-rouge-89-x-130


Bibliographie

Articles de périodiques
Europe, n°921-922, janvier-février 2006, GROSSMAN Evelyne « Ne souffre pas... », p.59 à 75.
Op. cit. , CALLE-GRUBER Mireille, « Le bal mort de T. Beach », p.86 à 99.
Op. cit., TOUATI Emmanuelle, « Régressions de Marguerite Duras », p. 144 à 161.
Le Magasine Littéraire, n°513, novembre 2011, CIXOUS Hélène, « Édits de Marguerite Duras », p.57 à 59.
Op. cit. , PLAZENET Laurence, « Lol de Clèves », p.60 à 61.
Poétique, n°162, mai 2010, VAUDREY-LUIGI Sandrine, « Marguerite Duras et la langue », p.218 à 231.
Revue d'étude du roman du XX e siècle, hors série n°2, décembre 2005, DOW Suzanne, « Lectures dangereuses : la folie de Lol V. Stein et le ravissement du lecteur »,  p.39 à 48.
Op. cit. , SPOLJAR Philippe, « Le 'cas Lol', scénographies du ravissement »,  p.121 à 134.
Revue des Sciences Humaines, n°202, 3ème semestre 1986, NEBENZAHL Michel, « L'ab-surdité », p.53 à 66.
Ouvrages collectifs
La Langue, le style, le sens - Etudes offertes à Anne-Marie Garagnon. Edition L'improviste, 2005. STOLZ Claire « Structures polyphoniques dans Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras », p.263 à 284.
Lectures de Duras _ Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-Consul ; India Song. Rennes : PUR, 2005. MURA-BRUNEL Aline «  La folie au féminin dans  Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-Consul, India Song », p.63 à 76.
Op. cit., ALAZET Bernard, « Elle dit », p.93 à 98.
Autres
Rapport de jury de la session 2006 du concours externe de l'Agrégation de Lettres Modernes, présenté par LE GUILLOU Philippe.


Classement_de_la_critique_dans_Le_Ravissement_de_Lol_V

 

4 décembre 2011

Plan détaillé: dissertation sur le théâtre

 

Vous discuterez cette affirmation faite par Antoine Vitez alors qu'il évoquait la création d'un « atelier permanent de farce et de tragédie » au Théâtre d'Ivry :

« Il y a en effet beaucoup de parenté entre la farce et la tragédie. L'une et l'autre sont fondées sur une idée de l'absolu, et sur une folie, un sens de l'impossible, qui les désignent à nos yeux comme le théâtre par excellence. »

 

Programme de La Jalousie du Barbouillé (1974), dans Le Théâtre des idées, Gallimard, 1991.

 Alors qu'il évoquait la création d'un « atelier permanent de farce et de tragédie » au Théâtre d'Ivry, Antoine Vitezthéâtre affirme « Il y a en effet beaucoup de parenté entre la farce et la tragédie. L'une et l'autre sont fondées sur une idée de l'absolu, et sur une folie, un sens de l'impossible, qui les désignent à nos yeux comme le théâtre par excellence. » Quand, dans lePetit Robert la tragédie est définie comme : « une œuvre dramatique en vers, présentant une action tragique dont les événements, par le jeu de certaines règles ou bienséances se traduisent essentiellement en conflits intérieurs chez des personnages illustres aux prises avec un destin exceptionnel » et qu'en face dans son Dictionnaire historique du théâtre (1885) Pougin qualifie les farces de «  petites pièces courtes, d'un comique bas, trivial, burlesque et la plupart du temps très licencieux, qui cherchaient surtout à exciter le gros rire de la foule. » il paraît difficile de concilier farce et tragédie. Cette grande « parenté » entre farce et tragédie supporte-elle la contradiction de deux genres semblant fondamentalement distincts ?

Il s'agira de décrire comment se décline la symétrie entre la tragédie et la farce tout en prenant en compte le point de vue adverse à travers la scission entre ces deux genres au sujet des thèmes, des personnages et du public. Enfin, nous terminerons notre raisonnement en démontrant que cette distinction s'est effacée au fil du temps, allant du brouillage des genres à travers l'invention de genres intermédiaires à la remise en cause totale de la question du genre.

 

 I. Une parenté certaine entre farce et tragédie.

 Victor Hugo : « Shakespeare a la tragédie, la comédie, la féerie, l'hymne, la farce, le vaste rire divin, la terreur et l'horreur, et pour tout dire en un mot, le drame... Le rayonnement du génie dans tous les sens, c'est là Shakespeare ».

 1. Genre comique et tragique rapprochés dès Aristote

-Pour Aristote l’action est la notion centrale des trois genres que sont l'épopée, la tragédie et la comédie. Tous se ressemblent car ils représentent des actions dont les actants sont des hommes : représentation de personnages agissants. La farce n'existant pas encore au IVème siècle en ces termes (bien que l'on puisse considérer Plaute par exemple, comme précurseur, avec La Comédie de la marmite), nous considérerons qu'à posteriori il est possible de l'intégrer dans le genre comique dans le sens (restrictif) où toutes deux font rire.

-De plus Aristote est sensible au mode de narration, qu'importe que ce soit une comédie ou une tragédie, la narration passe par le discours direct mimesis. Cette catégorisation est fonctionnelle aussi en ce qui concerne la farce.

-Rq :Bien que nous ayons rattaché précédemment la farce au genre comique il faut cependant préciser que certains critères étant communs à la comédie et la tragédie ne le sont pas à la farce et à la tragédie et que la farce (qui a longtemps été dépréciée) n'est pas la comédie. En effet, au XVIIème siècle lorsque naît la règle des trois unités (fondant une définition extrêmement précise et rigide du théâtre), il n'est pas question de ce respect en ce qui concerne la farce.

 2. L'idée de l'absolu dans les deux genres

 Comment comprendre le terme d'absolu? Peut-être au sens de « Qui n'admet aucune limitation dans son exercice ou ses manifestations » (TLF).

 -Au niveau des personnages :

La tragédie ne se refuse aucune limitation dans le rang des personnages qu'elle met en jeu : beaucoup de dieux dans les tragédies de l'Antiquité mais aussi de nobles personnages toujours (de nombreux rois, statut se trouvant juste après celui de Dieu). Cf. Aristote qui écrit sur des « hommes plus grands que nature».

La farce n'accepte pas de limitation dans la bassesse de ses personnages qui sont souvent des bouffons, au comique peu raffiné.

Mais aussi Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1853 : «Hegel fait remarquer quelque part que, dans l'histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce.»

-Au niveau de la thématique et de la manière de la traiter :

La tragédie traître de nobles sujets, de « grands sujets », on pourrait résumer par : les sujets les plus hauts y sont traités dans un langage sublime ou qui se veut sublime.

La farce serait à l'inverse le paroxysme de la bassesse : les sujets les plus bas, abordés parfois dans un langage allant jusqu'à la grossièreté.

-Au niveau de la rhétorique :

Une certaine « monstruosité » commune à la farce et à la tragédie dans l'écart langagier : vers le haut ou vers le bas à propos de l'ordinaire, de la norme ou encore du style moyen de la comédie.

 3. Une folie et un sens de l'impossible

 Victor Hugo : «Le théâtre n'est pas le pays du réel.»

 

-Le « sens de l'impossible » a, en quelques sortes, déjà été abordé au sujet des personnages. Il n'y a pas d'impossible quant aux personnages convoqués sur la scène de la tragédie, où peuvent se rencontrer des dieux, des rois...

-A propos de la tragédie on pourra remarquer aussi que le sens de l'impossible se développe de par le destin. En effet, la fatalité étant inhérente à la tragédie, il est nécessairement impossible d'y échapper, autant que la tragédie se terminera mal.

-Antoine Vitez reconnaît aussi ce sens de l'impossible dans « La farce est une catégorie du conte de fées. Tout y est excessif, impossible. C'est un rêve ou un cauchemar. »

-En ce qui concerne la folie il est intéressant de remarquer qu'elle est autant présente dans la farce que dans la tragédie mais qu'elle s'y décline de manière tout à fait opposée. La folie est pathétique et tragique dans la tragédie (on se souviendra de Médée tuant ses deux enfants), et elle n'est que bouffonnerie dans la farce (ne parle-t-on pas du « fou du roi »?)

 

II. Cependant ces deux genres dramatiques sont généralement opposés.

 Schématiquement, deux grands pôles : tragique et comique.

 1. Aristote, le Moyen Âge et la scission des genres

 -Pour Aristote, la tragédie se définit comme la « Représentation d’une action noble, menée jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue dans un langage relevé d’assaisonnements variés...en représentant la terreur et le pitié, elle opère une purgation des émotions de ce genre ». En ce sens elle s'oppose à la comédie dont Aristote parle cependant très peu.

-A l'inverse la farce se définirait par son comique caricatural, facilement obscène et grossier. La farce peut servir à légitimer les genres comiques considérés comme mineurs et toujours définis par rapport à la tragédie.

-L'on voit clairement que tout semble opposer les deux genres, avec d'un côté la tragédie et ses personnages et ses sujets hauts et nobles, et de l'autre les genres comiques avec leurs personnages et leurs sujets bas et plus précisément la farce et son « comique vulgaire ».

 2. La dépréciation de la farce par rapport à la tragédie

-D'Aubignac qualifiant la farce d' « impertinente bouffonnerie » et ajoutant : « ouvrages indignes d’être mis au rang des poèmes dramatiques, sans art, sans parties, sans raison, et qui n’étaient recommandables qu’aux marauds et aux infâmes ». Boileau dans son Art Poétique fait de même.

La tragédie reste élevée, peut-être même plus encore face à la farce.

-Il est aussi intéressant de citer d'Aubignac qui prône la séparation totale des genres par crainte du danger de contamination, d’autant plus que la comédie se rapprochait de la farce(cf. Boileau). De plus il déplore beaucoup l’emploi du mot « tragi-comédie » car il estime que les deux genres ne peuvent absolument pas se rapprocher : la tragédie se rapproche de l’épopée ; la comédie se rapproche de la farce.

-La différence entre farce et tragédie ne se limite pas au contenu puisqu'au siècle classique, chaque genre à son public. De même que la tragédie, tout comme la comédie, peuvent se jouer à la comédie française, ce n'est pas le cas de la farce.

 

III. Pourtant, qu'importe le sujet abordé et la manière dont il est traité, le principal est l'appartenance au genre dramatique.

 1.La farce chez Molière, une tentative de rapprochement à la comédie pure

 -Molière révolutionne le genre en introduisant des éléments farcesques tout en respectant les règles classiques. Ainsi, si la farce seule ne respecte pas la règle des trois unités, son introduction dans la comédie lui permet de se « plier » aux règles classiques.

-La tradition du portrait chez Molière est un bel exemple de l'introduction de la farce dans la comédie : l'attaque des défauts devient moins intemporelle que dans la tradition comique. Molière entre « dans le ridicule des hommes » de son époque, il fait des allusions aux mœurs de son temps.

-Ainsi, Molière rapproche la farce des grands genres : de la comédie, mais aussi, par extension, de la tragédie.

2. Les genres intermédiaires

 -Dès le Moyen Âge de fait on voit apparaître des genres intermédiaires aux deux grands genres que sont la tragédie et la comédie. Ogier dans la Préface de Tyr et Sidon de Schélandre  écrit : « La poésie, et particulièrement celle qui est composée pour le théâtre n'est faite que pour le plaisir et le divertissement et ce plaisir ne peut procéder que de la variété des événements qui s'y présentent. » D'où un mélange des genres (mêler classes sociales, tonalités...) donnant lieu à une véritable hybridation des genres pour imiter la diversité de la nature (Cf. théâtre dans le théâtre).

- La tragi-comédie : on pourra citer la première Bradamante de Robert Garnier, des héros nobles et une fin heureuse. Forme capables de se faire les miroirs d'une nature caractérisée par sa grande diversité.

-Le drame bourgeois : Diderot plaidant pour un système dramatique non plus fondé sur la séparation des genres, mais allant chercher ailleurs dans l’intervalle entre tragédie et comédie, sur un axe avec des variantes possibles. Il serait question d'un genre moyen entre deux extrêmes. Entretien avec le fils naturel. Il revendique des « bourgeois dans le drame, des nobles dans la comédie ».

3.La remise en cause de la question du genre

-De fait, à chercher un genre intermédiaire en vient la remise en cause de la définition même du genre, principalement après la Révolution : Victor Hugo par exemple mélange le grotesque et le sublime dans Hernani, Alfred de Musset de même dans Lorenzaccio.

- La notion de genre est remise en cause, de même que les registres sont mêlés. On constate une tendance au déclin du rire et du comique dans les tragédies alors que la tendance à l’accroissement du tragique dans la comédie se confirme.

-Pour certaines pièces on ne sait plus à quel genres elles appartiennent : La Cerisaie de Tchekhov par exemple, pièce comique pour certains, tragique pour d'autres.

 

En conclusion nous pourrons rapprocher la citation de Vitez à la tragédie contemporaine» de Beckett et Ionesco ainsi qu'au «théâtre de la cruauté» d'Antonin Artaud. Nous citerons à ce titre Jean-Marie Domenach dansRetour du tragique, 1963 : «La tragédie ne revient pas du côté où on l'attendait, où on la recherchait vainement depuis quelques temps — celui des héros et des dieux —, mais de l'extrême opposé, puisque c'est dans le comique qu'elle prend sa nouvelle origine, et précisément dans la forme la plus subalterne du comique, la plus opposée à la solennité tragique : la farce, la parodie. L'acte de naissance de la tragédie contemporaine, c'est la guignolade du lycéen Jarry. »

14 mai 2011

Juste pour rire... Fabliau...

paysan

 

  Si je suis là aujourd'hui c'est pour vous conter une bien drôle d'histoire

C'était un après-midi bien long, bien chaud, et dans les champs de vieux paysans courbés soufflaient. L'un d'entre eux avait bien du mal avec le blé qu'il devait faucher. Deux autres, le naïf et son ami entendirent la plainte de leur compagnon.

L'un cria : Et bien mon brave, que t'arrive-t-il donc ?

L'autre : C'est le blé, ce coquin, il me résiste !! J'aurais bien besoin d'un coup de main...

Le naïf, sur ce fait, se remonte la manche et s'apprête à rejoindre le brave en difficultés. L'ami lui demande :

Et bien mon frère, où vas-tu de la sorte ?

Le naïf un peu sourd lui répond : J'ai entendu qu'il voulait un coup...

L'ami : Mais non frère, ce qu'il veut c'est un petit coup de pouce.

Le naïf, perplexe, regarde le doigt de sa main, se demande lequel peut bien être le pouce... Finalement, en voyant un plus gros que les autres, il se dit que celui-ci aura peut-être plus de poids et que ce sera plus efficace. Sûr de lui, il va pour s'approcher du brave et de son blé résistant. Il revient soudainement sur ces pas et demande à l'autre:

Frère, le coup de pouce, au blé ou au brave ?

L'autre : Au brave bien sûr !

Et le naïf, rassuré, se dirige vers le brave et sur l'épaule, lui donne une tape avec son pouce bien choisi...

 


26 avril 2011

Dissertation Littérature Comparée

Sujet: Dénonçant l'aliénation, que peut constituer la prolifération des machines dans le quotidien?

Bruno Munari lance en 1952 son « manifeste du machinisme » où il exhorte les artistes à se saisir de la machine car « comprendre la vraie nature des machines permet d'en détourner le sens ».

Dans quelle mesure les œuvres étudiées semblent-elles pouvoir illustrer ou nuancer ce projet?

machine

 

Dès la fin du XVIIIe siècle l'on a pu constater une accélération des technologies là où auparavant il n'y avait pratiquement que des machines de guerre. Et de fait au XIXe siècle l'industrialisation a rendu les machines et les technologies beaucoup plus présentes, que ce soit dans les usines, dans le quotidien « personnel » pourrions-nous dire, mais aussi en littérature. Cependant, et l'on peut le comprendre aisément, la « domestication » de la machine, qu'importe le domaine, n'a pas été chose facile et Marx n'a pas hésité à dépeindre l'aliénation qu'elle engendrait. Mais tout comme la technologie les mœurs ont évolué et bien que le débat questionnant l'entrée de la machine en poésie reste sans cesse relancé, des écrivains comme Bruno MUNARI se sont saisis de cet objet pour réellement l'inscrire dans une création artistique comme nous pouvons le lire dans son extrait du Manifeste « Machine-Art-Machinisme » datant de 1952: « Il revient aux artistes de renoncer au romantisme poussiéreux du pinceau, de la palette, de la toile et du châssis, pour s'intéresser aux machines. A eux, l'apprentissage de l'anatomie et du langage mécanique! Comprendre la vraie nature des machines permet d'en détourner le sens. A eux, l'initiative de créer des œuvres d'art contrariant l'utilisation, la destination, le maniement des machines! ». Ce qui soulève une question: comment est-on passé d'une poésie « classique et conventionnelle » à une poésie machiniste? Ou bien encore, en considérant l'entrée de la machine en poésie: comment le passage de la machine industrielle à la machine poétique s'est-il réalisé? D'une machine passant pour aliénante nous arriverons à l'inversion d'un rapport à travers un Homme premièrement instrument de la machine qui ferait par la suite de la machine son instrument. Mais de tels maniements ne détournent-ils pas, en définitive, le sens de la machine qui privée de sa fonction propre n'existerait plus que dans la création artistique?

 

 

I. Une machine aliénante?

 

1.La prolifération des machines

 

L'industrialisation, fortement marquée dans la révolution industrielle ayant débuté en 1801 en Grande-Bretagne, a bouleversé les techniques de production: le système de production, artisanal et manuel, dans des lieux dispersés, s'est vu remplacé par une production recourant de plus en plus à une énergie provenant des machines afin de produire en grandes séries. Ainsi, plus ou moins abruptement, les machines se sont imposées dans le travail ouvrier puis peu à peu dans le quotidien. La littérature, malgré elle ou se donnant quelques fois pour mission, à l'image de la peinture, de peindre son temps, a suivi cette évolution et l'on a vu entrer en poésie, posant le problème de la question esthétique, une thématique nouvelle: celle de la machine. En effet, tout comme dans le tableau d'Adolphe VON MENZEL en 1875: « Laminoir, Cyclopes Modernes » où l'on constatait que pour aider le public à lire la toile le peintre avait eu recours à l'utilisation de codes mythologiques, on voit apparaître en littérature et en poésie des sujets qui n'y étaient habituellement pas reconnus. Par exemple, nous pourrons être sensibles aux paysages qui, de représentatifs de la nature, deviennent des paysages modernes où l'industrie prolifère. Chez Émile VERHAEREN, dans son poème « Les usines » (p. 15) datant de 1895 on lit un paysage véritablement pollué par des « usines et des fabriques » revenant comme un leitmotiv, qui « ronflent terriblement » et cela « le jour, la nuit ». En 1891 dans « Les villes », il dépeint « d'immenses usines/ Indomptables, avec marteaux cassant du fer ». Cette vision se rencontre aussi dans de nombreux autres poèmes dont je ne citerai que « L'usine » de Gerrit ENGELKE (p.17) où est décrite une usine « sombre, large, lisse et carrée » et un paysage où partout il y a« des cheminées et des tuyaux et des cheminées et des cheminées ». Les paysages dépeints s'illustrent donc principalement par la saleté et la noirceur dues à industrialisation et c'est sans trop de peine que l'on pourra les rapprocher des tableaux représentant l'Angleterre lors de la révolution industrielle, sous la pluie, et sous la suie (tout comme dans le poème de 1924, « L'usine » d'Alvaro YUNQUE (p.19), où cette dernière « crache une vapeur sale / et de la suie noire »). Ainsi les machines s'immisçant partout, semblent comme empoisonner ou polluer le paysage, aussi bien au niveau de l'air respirable que de l'esthétique. Assez logiquement l'on se trouve dans une situation de dépréciation de la machine et de l'instrument technique: non seulement la machine est partout mais en plus elle est immense et fait peur. A ce propos, le peintre François BONHOMMÉ, dans « Coulée de fonte » vers 1864 représente une machine disproportionnée par rapport à la taille humaine, là où dans « Scène classique », William Carlos WILLIAMS (p.28), s'inspirant d'un tableau de SHEELER, écrit en 1937: « Une centrale/ en forme de / chaise en brique rouge/ de 30 mètres de haut ». Qu'importe l'année de peinture ou d'écriture les machines se font donc de plus en plus omniprésentes.

 

2.La vision marxiste de la machine supplantant l'homme

 

Et de par cette prolifération des machines Carl MARX voit une source d'aliénation pour l'Homme. Certes pour lui cette aliénation a sa source dans l'exploitation de l'Homme par l'Homme mais il remarque aussi que la « substance humaine » est comme absorbée par la production là où elle devrait revenir à l'Homme. Dans « Son hymne fédéral de l'association générale des travailleurs allemands » Georg HERWEGH (p.9) nous donne l'impression d'un travail d'abeille à laquelle l'on enlèverait ensuite le miel: « Tout est ton œuvre, ô, dis, / Tout, oui, mais rien n'est pour toi ». Cette production absorbant la substance humaine c'est aussi la présence de machines permettant cette accélération du travail, et comme nous l'avons vu précédemment, l'industrialisation prônant une production en grandes séries n'est pas innocente dans ce constat. Cet aspect s'illustre dans certains poèmes où l'on voit une machine qui, telle la production, absorbe la force de ceux qui y travaillent. Nous pourrons citer à ce titre Erich GRISAR dans son poème de 1923 intitulé « L'usine » (p.18) où cette dernière est présentée telle un monstre se nourrissant de l'Homme: « Et ce monstre a une gueule/ Gigantesque/ Qui mange et bâfre/ Trois fois par jour: / Des hommes ». Alvaro YUNQUE (p.19) quant à lui, dans son poème du même titre datant de 1924, offre une vision similaire avec l'usine décrite comme étant « un vampire [...] suçant seulement quelques gouttes de sang » à ceux qui travaillent en son sein. Dans ce contexte carnassier la technique n'est pas au service de l'Homme mais le supplante. Elle se pose en rivale du moment où elle offre son principe d'organisation propre. Avec la spécialisation du travail, l'Homme perd en effet la capacité de voir des ensembles, de traduire en actes ses pensées et son expérience émotionnelle et se retrouve aliéné car sa participation est réduite. Mais cette vision est tout de même réductrice et il ne convient pas, tout comme l'était BAUDELAIRE étant jeune, de se montrer aussi méfiant à l'égard du progrès.

 

3.Mais ne le suppléerait-elle pas plutôt, allégeant la vie quotidienne?

 

Si le début de l'industrialisation a pu donner un point de vue dépréciatif de la machine et qu'elle a été source de nombreuses critiques, des poètes comme Erich GRISAR dans « La Nouvelle machine » (p.36) en 1924 ou Carl SANDBURG dans « Bonjour Amérique » (p.38) en 1928 ont su en montrer une nouvelle image: loin de l'idée d'une machine se nourrissant de l'Homme ou aspirant la vie d'être devenus anémiés, loin d'une machine supplantant l'Homme il y aurait la machine qui le suppléerait et qui lui rendrait service dans sa vie quotidienne. Cette machine là se propose comme un soutien chez Grisar puisque par une véritable suite d'actions telles que: « Délier les mains de la bâche/ Délier les pauvres du travail,/ Prendre les fardeaux au dos des hommes haletants... » elle allège le poids reposant sur les épaules des Hommes. Chez Sandburg la machine augmente la vitesse de travail des ouvriers: « Vite, vite ». Mais c'est surtout dans la machine comme moyen de communication que l'on peut lire cette vision réellement optimiste. En effet grâce au train pour commencer l'on a une nouvelle perception du paysage et un véritable gain de temps rendant bien service à l'Homme. Par exemple, dans « L'ode » (p.69) de 1913 de Valéry LARBAUD, en seulement quelques vers défile la Sibérie et les monts du Samnium, la Castille, la mer de Marmara, la Serbie et ses monts, la Bulgarie... Chez Charles REZNIKOFF (p.79), en conclusion de « Sur les rails » datant de 1976, on peut lire:  « Tu vois le monde pour la première fois/ Tu prends le train. » Plus tard, autre moyen de communication et nous terminerons sur celui-ci ici, il y a la sensualité de la conduite en voiture qui s'illustre principalement par un nouveau rapport à l'espace ressenti comme plus large et plus facile à maîtriser. A la différence du train qui était un moyen de transport collectif et où la trajectoire était définie, l'on voit une automobile choisissant son parcours, allégeant de fait la vie quotidienne de l'Homme dans ses déplacements. La voiture s'inscrit en tant qu'expérience plus personnelle comme nous la décrit Jules ROMAIN dans son poème de 1908: « Les gens qui sont dans la voiture, coude à coude,/ Baignés par la vitesse y perdent leur lourdeur./ Ils existent plus ardemment que toute à l'heure; ». Ainsi, ces nouvelles machines, de plus en plus performantes, ont réellement changé le rapport de l'Homme à la technique et, là où au début de l'industrialisation elles étaient effrayantes pour l'Homme, elles deviennent plus accessibles voire personnelles et échappent à la perspective d'une aliénation causée par leur prolifération.

 

 

 

II. De l'Homme, instrument de la machine, à la machine, instrument de l'Homme

 

1.Le machinisme: vers un art séparé de l'humain

 

Cette nouvelle vision de la machine permet un passage central allant de l'Homme qui était premièrement l'instrument de la machine qui s'en nourrissait à une machine qui devient l'instrument de l'Homme. Mais quel genre d'instrument? Nous venons de voir qu'elle pouvait se présenter comme un outil visant à accélérer ou rendre plus facile le travail ouvrier, ou bien encore comme un moyen de locomotion rapide permettant de découvrir le monde en peu de temps, de manière plus ou moins personnelle. Mais la machine se résume-t-elle réellement à cet aspect purement pratique et industriel? Dans son Manifeste de 1952 « Machine-Art-Machinisme », Bruno MUNARI exhorte les artistes à se saisir de la machine. De fait il les invite à se familiariser avec la thématique machiniste de sorte à la traiter artistiquement suggérant ainsi que de la machine purement industrielle il faudrait arriver à une machine qui serait poétique. Nous avons déjà évoqué en introduction le débat incessant concernant ce qui pouvait entrer ou non en poésie mais il convient d'admettre que l'art a connu une réelle révolution entre le XIXe et le XXe siècle et que de fait il s'étend sur un champ beaucoup plus large au moment où Munari rédige son manifeste. Avec la modernité l'art s'est approprié l'objet et certains critiques affirment même que « l'art s'est séparé de l'humain », ce qui sous-entend qu'il s'est rapproché de ce qui ne l'était pas, à savoir la machine. Cet art serait selon eux devenu monstrueux et cette « monstruosité » tiendrait au machinisme (défini comme étant un ensemble de conceptions et de pratiques nées de la prolifération des machines de production). Et de fait l'on rencontre par exemple en peinture au début du XXe siècle une veine de représentation de la machine en soi et sortie de son contexte donc éloignée de ce qui la rapprochait de l'humain. Par exemple l'on a chez PICABIA dans « Machines tournez vite » un travail sur gros plan avec une machine décomposée dont on ne voit qu'un morceau. Du côté de Fernand LÉGER, dans « Élément mécanique » il n'y a que la sorte de rotule sur la toile. Et l'on pourrait en citer d'autres comme GROSSBERG et son tableau « Les courroies ». Mais la littérature n'est pas en reste et Carl SANDBURG en 1928 dans son « Bonjour Amérique » disséquait (et c'est le cas de le dire puisque MUNARI dans son « Manifeste » conçoit un «apprentissage de l'anatomie et du langage mécanique») ses machines en « Embrayages, freins et essieux, / Engrenages, allumages, accélérateurs, / Manettes et suspensions et amortisseurs ». Ainsi l'on comprend que l'art s'est approprié la machine, principalement en la dé-contextualisant et grossissant ses détails, jusqu'à rompre le lien qu'elle avait avec l'Homme. Par cet « art machiniste » l'on est donc bien loin du « romantisme poussiéreux » et de l'art tel que le décrivait les Classiques.

 

2.Une réconciliation de l'art avec l'Homme grâce à l'industrie et les sensations

 

Cependant, et malgré cette appropriation, il peut sembler problématique de considérer une machine qui serait réellement séparée de l'humain: car en effet, l'art est une notion proprement humaine. On peut donc dépasser cet aspect d'un art devenu « monstrueux » qui tiendrait au machinisme en posant un machinisme et une industrie qui accepteraient une réconciliation entre l'art et l'Homme par une réinsertion de l'expérience individuelle, du corps et de la sensualité dans la poésie. Ainsi l'on a un rapport avec l'industrialisation, l'industrie automobile par exemple, qui se dépeint comme une expérience par les sensations: la poésie réunissant en son sein la machine et les sensations éprouvées par les conducteurs, humains donc. Et de fait, retrouver les sens humains n'est pas chose rare. Chez MARINETTI (p.82) par exemple, dans son poème de 1906 intitulé « A l'automobile de course» l'on croise tous les sens à l'exception du goût, le toucher: « Et d'instant en instant, je redresse ma taille/ pour sentir sur mon cou qui tressaille », l'odorat: « Ce vent, c'est ton haleine engloutissante », la vue: « Là! Là! Regardez...à ce tournant sinistre!... » et enfin l'ouïe: « Et j'entends vaguement/ le fracas ronronnant ». Chez les poètes écrivant en espagnol notamment, tels Alberto HIDALGO dans « Oda al automóvil » ou encore Enrique BUSTAMANTE Y BALLIVIÁN dans « Nocturno del auto » l'on pourra être sensible au fait que le sens privilégié est celui de l'odorat avec une insistance particulière sur l'odeur de l'essence: « el olor de la gasolina », « un vapor de aceites/ y de gasolina », bien que l'on retrouve aussi chez Ballivián la vue: « con sus ojos » (avec ses yeux), le toucher: « Manejando un magnífico automóvil » (maniant une magnifique voiture). Mais ces sensations dépassent les sens et l'on retrouve aussi des sensations au sens propre du terme à travers la description du sentiment d'ivresse que peut procurer la vitesse de la voiture par exemple, comme chez Jules ROMAINS (p.85): « Et celui qui conduit la voiture a vingt ans./ Il jouit qu'elle morde à pleines roues les pentes ». Chez MARINETTI, dans le poème sus-cité la sensualité va même jusqu'à atteindre une forme d'érotisme: « Qu'importe, le beau démon, je suis à ta merci...prends-moi! » ou bien encore « Je vais éperonnant ma fièvre et mon désir ». Ainsi l'automobile, pour ne citer qu'elle, devient l'instrument (voire le jouet) de l'Homme et le réconcilie avec l'art, notamment celui qui est poétique, grâce à la nouvelle approche qu'elle permet. La poésie se fait donc témoin de l'expérience personnelle entre l'être humain et une production industrielle.

 

3.La machine comme outil de création artistique

 

Nous venons donc de voir, et doublement, une machine se plaçant en tant qu'instrument artistique au service de l'Homme (et de la poésie). Guillaume APOLLINAIRE (p.86), dans « La petite auto » extraite des Calligrammes, va encore plus loin quand il écrit:  « Nous comprîmes mon camarade et moi/ Que la petite auto nous avait conduits dans une époque/ Nouvelle/ Et bien qu'étant déjà tous deux des hommes mûrs/ Nous venions cependant de naître ». A cette lecture on croirait un renversement de la situation classique avec une machine qui ferait naître, qui créerait, l'Homme et non l'inverse... Conservons ces idée de création et de renversement de situation. Là où l'on imagine habituellement la machine comme instrument de création utilisé par l'Homme, l'on peut aussi considérer un texte qui deviendrait lui même une machine poétique grâce à des techniques telles que le collage et le montage. Le texte, pouvant passer pour un jeu, comme chez William BURROUGHS dans « Œuvre croisée » (p.141) lorsqu'il écrit: « Coupez le texte en trois colonnes. […] Maintenant, permutez les colonnes pour former les textes qui suivent. Je découperai ce texte en trois colonnes que j'appellerai A, B et C. » devient un véritable outil de création dès l'instant où il en sort un texte nouveau formé grâce à une simple mise en colonne par un logiciel de traitement de texte: « Ensuite je mélange les colonnes et je lis de la façon normale le texte ACB » . Cette association d'extraits non écrits pour être lus ensemble a aussi été l'un des textes issus de l'imagination du groupe l'OULIPO (p.144) avec par exemple: « Définition: prendre un texte et une dictionnaire, remplacer chaque substantif du texte par le septième qui suit dans le dictionnaire ». Mais cela ne doit pas nous faire oublier, notamment avec Burroughs qui utilisait certains aspects de la machine (l'ordinateur), que la machine elle aussi, domptée et devenue instrument de l'Homme, peut se placer en tant qu'outil de création artistique. Précédemment nous avions cité les œuvres d'artistes décomposant et dé-contextualisant la machine pour en faire un art nouveau, il est intéressant de voir que certains artistes procèdent différemment tout en conservant cette idée d'un art nouveau: ils fabriquent des appareils créatifs indépendants. Le plus grand représentant de ce mouvement est très certainement Jean TINGUELY qui, dans les années cinquante, inventa les machines à sculpter ou à dessiner qu'étaient les « Méta-Matics ». Cela vaut pour la création artistique mais il ne faut pas négliger les autres productions créatives/ créatrices de la machine. Notons qu'en 1873 était commercialisée la première machine à écrire et que, par le fait qu'elle permet d'écrire un texte, elle se pose en tant qu'outil de création. A ce titre, Mario de ANDRADE (p.146) écrit dans « Machine à écrire » (1922), « On a volé un jour la machine à écrire de mon frère/ et ceci est aussi de la poésie/ car il ne pouvait pas en acheter une autre », D.J ENRIGHT (p.146) pour sa part, dans « The typewriter revolution » nous fait partager ceci en jouant sur les mots: « The typwriter is crating/ A revlootion in peotry ». La poésie semble donc être un élément important dans le contexte de la machine à écrire. Comme un genre de mise en abyme, on voit la poésie écrite par la machine à écrire à l'intérieur même du poème. Ainsi la machine en tant qu'outil s'inscrit à la fois dans le cadre d'un art séparé de l'humain tout en, assez paradoxalement, parvenant à réconcilier l'Homme avec les arts lorsqu'elle tient lieu de sujet poétique et support des sensations humaines à la fois. Cette machine, cet instrument, se pose aussi dans notre ère moderne, tout comme le « texte-machine » , comme un outil de création. Mais cette création ne porte-t-elle pas en elle-même la source du détournement de la machine? En effet, l'on peut se demander si dans cette «machine artiste » ou « artistique », la primauté ne revient pas à l'art, réduisant la machine à n'exister que dans ce contexte.

 

 

III. La machine détournée

 

1.Perte de la fonction inhérente à la machine

 

En 1904, Paul SOURIAU, dans La beauté rationnelle écrivait: « Toute chose est parfaite en son genre quand elle est conforme à sa fin; l'objet possède sa beauté dès lors que sa forme est l'expression manifeste de sa fonction ». En reprenant notre questionnement précédent, il reste la question de savoir si à parler de la machine comme outil de création artistique l'on ne perd pas cette fonction utilitaire primaire de la machine par essence au profit d'un aspect plus abstrait qu'est celui de l'art. Il est en effet permis de se demander si la perte de l'utilité première de la machine, donc la perte de son utilitarisme, suggère aussi une perte de sens. Comme nous avons déjà pu le constater, nombreux ont été les peintres ou sculpteurs à avoir détourné l'objet de base pour en faire une création artistique. Nous pouvons citer à ce titre CESAR par exemple qui, dans les années soixante faisait de télévisions compressées un matériau premier pour ses sculptures. Est-ce que le fait de compresser ces télévisions a eu pour effet de dégrader ou dévaloriser l'image de la machine ou au contraire a-t-elle gagnée un autre sens? Quand des écrivains tels qu'Éric ALIX et Christian VIALARD (p.96) écrivent en 2003 « Toto Blair » tout en l'illustrant d'une photo de devant de voiture, n'ôtent-ils pas la fonction propre à cette voiture par cette parodie? En effet, présenter le « Caisson étanche (20 litres) » comme « distribu[ant] [nos] vêtements du jour » n'est-il pas faire fi de toute la crédibilité et le sérieux de la machine automobile? Et de fait, privée de ses attributs réels, la voiture existe-t-elle encore réellement, ou du moins, est-elle toujours une voiture et pas seulement un « support poétique »? De même pour l'image attenant au texte « Le fagot harmonieux » de Paul ELUARD et Max ERNST (p.127), représenter le revolver (donc la technique, la fabrication) surmonté de genres d'aiguilles portées par des ailes de papillon ou de libellule n'est-il pas discréditer la valeur de l'arme et lui ôter son essence et son sens? MUNARI dans son Manifeste « Machine-Art-Machinisme » répond à ces questions en annonçant que la machine ne perd pas son sens mais qu'il est seulement détourné. Donc la machine ayant perdu son utilité première gagne une considération artistique et de fait Munari exhorte les artistes à « créer des œuvres d'art contrariant l'utilisation, la destination, le maniement des machines! ». En se réappropriant la machine les artistes créent ainsi une nouvelle vie à la machine-objet, tout comme APOLLINAIRE et son ami renaissaient grâce à « la petite auto » (p.86). Ce thème de la machine utilisée dans un but artistique n'est pas une nouveauté du Manifeste puisqu'il apparaissait dans son œuvre dès 1930.

 

2.L'impact des technologies sur la création artistique

 

Nous avons déjà pu constater avec les machines de TINGUELY ou bien encore la machine à écrire de Mario de ANDRADE (p.146) que la machine offrait de nouveaux médiums de création, qu'ils soit graphiques ou poétiques. Mais la technologie ne se limite pas à la machine à écrire qui est relativement ancienne car datant du XIXe siècle: en effet dans notre ère moderne, l'évolution des technologies a eu un réel impact sur la création artistique grâce à l'apparition de nouveaux instruments, de nouvelles disciplines... Ainsi l'utilité primaire de la machine a été détournée au profit de l'art. On peut par exemple citer dans un premier temps l'invention du magnétophone au XXe siècle qui permet désormais une nouvelle forme de poésie: la poésie sonore, notamment développée par Jean-Pierre BOBILLOT qui se définit lui-même comme un « poète bruyant ». Mais ce médium n'est pas le seul et le plus révolutionnaire et représentatif de la modernité est très certainement l'informatique accessible à tous. Le maniement de l'ordinateur et de ses logiciels ont permis en effet de véritables bouleversements en poésie. L'on pourra à ce titre citer Jacques DONGUY (p.157) qui écrit dans la Postface d' « Aluminium nights, écriture automate computeur et autre » (1987): « Des textes de ce livre ont été retravaillés à l'ordinateur, selon des logiciels... ». Mais le bouleversement a surtout été de l'ordre de l'esthétique et APOLLINAIRE dans ses Calligrammes (1928) l'illustre à maintes reprises: dans « Voyage » (p.70) les mots tombent ou remontent, certains forment des ronds, d'autres grossissent soudainement, dans « La petite auto » (p.86) l'on voit des lettres qui tournent, une phrase qui fait un genre de vague, une phrase qui part en exponentielle, « Lettre océan » (p.117) s'illustre par la présence à trois reprises de petites vaguelettes, les mots partent dans toutes les directions: vers le haut, vers le bas, en diagonales, en tourbillons, en arrondi... Et il n'est pas le seul, qu'importe la nationalité: en 1918 l'espagnol Vicente HUIDOBRO (p.71) fait terminer « Exprés » par un « hasta mañana » (à demain), qui remonte, du côté du catalan Joan SALVAT-PAPASSEIT (p.99) en 1919 l'on a dans « 54045 » un « Arc de triomf » (Arc de Triomphe) écrit avec des mots qui suivent la forme d'un arc. Ainsi, les logiciels informatiques ont permis aux poètes de faire coïncider la forme avec le sens, de manière plus ou moins explicite. Là où l'arc de l'arc de triomphe ne laisse pas de place à l'ambiguïté, ce qui apparaît à première vue comme des vaguelettes chez Apollinaire (dans « Lettre océan ») peuvent s'avérer être des ondes, un réseau télégraphique, une portée musicale, une ligne téléphonique... Et ces jeux graphiques n'ont cessé de se renouveler en poésie comme l'illustrent aussi des poèmes plus tardifs tel que celui en 1966 de l'américaine Mary Ellen SOLT (p.137) où le poème est dit « cinétique et conçu à partir des lettres du mot géranium » alors que le calligramme renvoie l'image de la fleur le composant justement. Ainsi, l'on se trouve face à une poésie qui ne se contente plus de devoir être entendue mais qui doit être vue. L'on accède de la sorte à un nouvel espace temps grâce au simultanéisme: un premier sens vient de « l'image » visionnée, la poésie visuelle s'éprouvant d'un coup, et ce sens est ensuite confirmé ou non par le texte. L'idée est que l'écriture traditionnelle ne répond plus à la modernité et qu'il faut, comme l'italien MARINETTI dans « Vitesses en automobile » (p.85) de 1915, faire une transcription imitative des paysages traversés. Ainsi l'on a une accélération de l'ordre des perceptions que Marinetti accentue par sa syntaxe réellement lapidaire, se contentant d'associations d'idées, de mots sans conjonctions et usant d'onomatopées et de signes mathématiques. Ainsi les technologies, détournées pour servir l'art, ont un impact réellement considérable sur la poésie puisque leur évolution change la manière même de percevoir et d'aborder le texte.

 

3.Après une nouvelle manière d'aborder le texte, une nouvelle manière d'aborder le monde

 

Mais le bouleversement du texte ne se limite pas à des formes ou une graphie particulière permises par un logiciel informatique. En effet, on peut constater que la poésie, ne se contentant pas d'être éprouvée « d'un coup » s'épanouit aussi dans une voie encore peu connue il y a peu: Internet, se créant ainsi en tant que poésie informatique. Massimiliano CHIAMENTI va encore plus loin en 1995 quand dans « Poesia ipertestuale » (p.158) il laisse visible sur son site la réalisation hypertextuelle de son hyperpoème, ne se contentant pas de faire apparaître sa poésie expérimentale car montrant le parcours de réalisation. Ainsi, par ce processus de diffusion mondial la poésie exacerbe son caractère de visualisation immédiate tout en acquérant la possibilité d'être consultée partout et hic et nunc. Les outils informatiques tels que les logiciels et Internet ont donc permis une réelle innovation esthétique mais il faut aussi comprendre, et l'on le remarquait déjà avec Internet, que ces nouvelles manières d'aborder le texte créé par la coopération entre l'Homme et la machine ont influé aussi sur la manière d'aborder le monde, notamment par les appareils de communication que ce soit grâce au téléphone (Joseph KJELLGREN (p.120), dans « Isolement brisé » écrit en 1933: « Les îles de l'archipel/ sont maintenant reliées au monde/ par de fines lames de métal ».), grâce au télégraphe (Blaise CENDRARS fait un poème amusant avec « Ligne télégraphique » (p.121): « Vous voyez cette ligne télégraphique au fond de la vallée[...]/ Tous les poteaux en sont de fer/ Quand on l'a installée les poteaux étaient en bois […] il leur poussait des branches »), ou bien encore à la radio (la « TSF » non seulement écrite mais aussi peut-être représentée par les ondes du calligramme ou des vaguelettes chez APOLLINAIRE dans « Lettre Océan » (p.117) ). De même, la construction de machines telles l'avion ont permis de voir différemment le « monde d'en bas »: d'un paysage conçu de manière picturale l'on passe grâce à un travail sur le mouvement à un paysage plus abstrait dont on ne voit plus que les formes et les couleurs. MARINETTI dans « En volant sur le cœur de l'Italie » (p.104) en 1912  « joue légèrement à saute-mouton/ sur le dos velu des montagnes » tandis qu'Albert EHRENSTTEIN en 1919 écrit dans «Vol » (p.108): « On vole avec les yeux. Je vois tout petites les motifs jaunes, bruns, verts/ des près et des champs./ Je plane sur les mamelons/ Tendrement boisés des montagnes. Qui a craché cette flaque minuscule/ Dans la prairie? ». Ainsi grâce à ces quelques poètes nous sommes invités à percevoir la peinture d'un monde dont le sens est détourné grâce à la machine alors que cette dernière, a contrario, conserve tout son sens. Et en cela nous nuancerons le propos de MUNARI: « comprendre la vraie nature de la machine permet d'en détourner le sens ». Certes en perdant sa fonction primaire ou en subissant l'impact des nouvelles technologies la machine permet la création artistique car elle se détourne de sa nature mais elle peut tout aussi bien le conserver et engendrer de l'art par le regard neuf, donc détourné, qu'elle permet de poser sur le monde...

 

 

En conclusion, d'abord perçue comme aliénante et supplantant l'Homme, la machine, dont la « domestication » a pris du temps, a quitté peu à peu cette image de suspicion en devenant un instrument allégeant le travail de l'Homme. Outil ouvrier pour commencer elle est ensuite devenue un outil de création dans les mains des artistes passant ainsi d'une machine industrielle à une machine poétique. Cette entrée dans l'art, rendant encore plus présente la machine dans la vie quotidienne, et en accord avec MUNARI, a contribué à détourner son sens et sa fonction primaire et la modernité n'a eu cesse de lui offrir de nouveaux médiums de création ou de diffusion. Cependant, et de manière complémentaire, tout en conservant sa vraie nature, la machine peut aussi être créatrice en offrant un regard détourné et nouveau mais sur sur le monde qui l'entoure cette fois. Ainsi, la machine n'existe pas que, depuis son entrée dans l'art, dans la création artistique puisqu'elle conserve aussi sa fonction propre. Alors que cette appartenance double au domaine de l'industrie et à celui de l'art pourrait laisser craindre une emprise de nouveau dominante et aliénante sur l'Homme l'on peut se souvenir que l'art ne cesse d'être curieux et prolifique et que la machine loin de le desservir le nourrit.

Publicité
Publicité
26 avril 2011

Dissertation

 

Sujet : Dans la nouvelle Été, Camus écrit: « Les œuvres d'un homme retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations presque jamais sa propre histoire, surtout lorsqu'elles prétendent à être autobiographiques ».

Commentez en citant des œuvres au programme (Aurélia de Gérard de Nerval (1855), des Vies minuscules de Pierre Michon (1984) et du Premier homme d'Albert Camus).

 

 

 

7042264Philippe Lejeune, dans Le Pacte autobiographique, définit l'autobiographie d'une formule bien connue: «Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, quand elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité». A contrario, Camus écrit dans sa nouvelle Été que « Les œuvres d'un homme retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations presque jamais sa propre histoire, surtout lorsqu'elles prétendent à être autobiographiques ». A la lumière de ces deux citations, entre autobiographie niée, transposée ou avouée, que penser d'Aurélia de Gérard de Nerval (1855), des Vies minuscules de Pierre Michon (1984) et du Premier homme d'Albert Camus (publié en 1994)? Auteurs d’œuvres les prenant pour objet et s'illustrant par la peinture du regret corroborée à l'histoire de vocations et leurs empêchements, les écrivains deviennent autres et de fait leur histoire propre n'apparaît pas comme centrale. Seulement la dimension autobiographique des trois textes, se déclinant à travers le morcellement de l'écriture, un trajet autobiographique sélectif et une confession détournée, ne peut être niée faisant de l'histoire personnelle un véritable substrat pour l'écriture. Ne peut-on donc pas admettre que dans l’œuvre à prétention autobiographique les épreuves traversées par les narrateurs et l'expérience cathartique de l'écriture inscrivent l'histoire du 'je' ou du 'il' dans celle de l'auteur?

 

 

  1. Les œuvres d'un homme retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations et non sa propre histoire

 

1. La peinture du regret : les nostalgies

 

Camus, dans sa nouvelle Été, penche en faveur d’œuvres d'un homme qui retraceraient l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations et non sa propre histoire. La peinture littéraire du regret, que ce soit celui de n'avoir pas su montrer son amour ou celui d'un deuil, peut en être une illustration. Pierre Michon, dans un interview reproduit dans Le Roi vient quand il veut, répond à la question : « Pouvez-vous préciser ce que vous voulez dire par 'j'ai conseillé ma mère avec Vies Minuscules' ? » par cette phrase : « Ça l'a consolée de son échec à vivre, du mien aussi, mais c'est la même donne. Je crois que ma mère et moi nous nous sommes aimés passionnément, malheureusement on n'a pas pu passer à l'acte, il y avait des interdits, et donc à 15-20 ans j'ai été obligé de m'éloigner d'elle, de l'arracher de moi, de la faire souffrir ». Ainsi par cette réponse Pierre Michon reconnaît que l'écriture a su réaliser ce que lui n'a jamais osé entreprendre quant à sa mère. De fait, et cela est fort représentatif, même si l'on ne le comprend qu'à la page 36, le dédicataire de Vies Minuscules «Andrée Gayaudon » n'est autre que la mère de l'auteur. Mais les regrets ne se rattachent pas exclusivement à la mère puisque l'absence déplorée du père est aussi un thème central du texte. Restons cependant sur ces regrets quant à la mère puisqu'ils sont chose commune avec le texte de Nerval : dans Aurélia se dessine clairement une mère que l'on regrette de n'avoir pas connue, une absence corroborée avec la non-image d'Aurélia dont le nom-même s'efface peu à peu pour ne devenir que des astérisques à la fin. De fait la mélancolie est centrale, de paire avec l'idée fondamentale d'un manque irrémédiable voire d'un impossible deuil. L'on voit donc le non-visage de la mère se fondre avec celui d'Aurélia qui est à la fois toutes les femmes : « Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes que tu as toujours aimée » (Partie II, chapitre 5). Nous n'aborderons ici que brièvement Le Premier homme de Camus puisque ce dernier, autobiographique, ne permet pas réellement de franchir par l'écrit un seuil non dépassé en réalité à propos du regret. Ainsi, si Michon, par son écriture, a pu consoler sa mère, Camus, lui, n'a jamais su lui avouer ses sentiments, ni même avec les mots. Il écrit (p.71) : « Il allait dire : 'Tu es très belle' et s'arrêta. Il avait toujours pensé cela de sa mère et n'avait jamais osé le lui dire ». La peinture du regret chez Michon et Nerval s'inscrit donc dans « l'histoire des nostalgies » comme l'écrit Camus mais sans cependant s'empreindre d'une dimension autobiographique puisque ces regrets se trouvent formulés et les aveux sont faits : le narrateur de Michon montre son amour pour sa mère, et celui de Nerval fait vivre sa mère et Aurélia à travers ses rêves et ses hallucinations.

 

2. L'histoire d'une vocation et ses empêchements : les tentations

 

Cependant la citation de Camus ne se restreint pas à considérer « l'histoire des nostalgies » mais se penche aussi sur celle des tentations. L’œuvre de Michon est particulièrement emblématique de l'histoire de la tentation à l'écriture et des ses empêchements. De fait, comme Dominique Viart le signale dans son analyse des Vies Minuscules : « l'accent n'est pas vraiment [mis] sur la vie du narrateur mais bien plutôt sur l'histoire de sa vocation ». Mais cette vocation à l'écriture est remise en cause et se pose à nombreuses reprises une interrogation sur les facultés créatrices. Dans Fictions biographiques XIXe – XXIe siècle, Textes réunis et présentés par Anne-Marie Monluçon et Agathe Salhat, le narrateur est même décrit comme en proie à la «volonté de dire » qui hante tout écrivain, mais qu'il ne sait pas réaliser. Ainsi il se trouve confronté à la page blanche corroborée au défaut de langue d'un petit fils de paysan apprenant la langue à l'école et en mesurant la distance par rapport à sa propre communauté : « ma langue ne pouvait plus même maîtriser les mots, comment pourrais-je jamais les écrire ? » s'interroge-t-il au début de la « Vie du père Foucault » (p.139). Le narrateur n'écrit donc rien mais « rêve qu'il écrit » (« Vie de Claudette, p.217), il est tenté par l'écriture mais cela n'est pas constructif là où l'auteur Pierre Michon parvient à rédiger un livre. A ce titre il est intéressant de citer Pierre Bergounioux, un écrivain proche de Michon, qui écrit dans La Cécité d'Homère : « Vies minuscules accomplit ce qui était impossible en représentant l'impossibilité de l’accomplissement ». L'on a donc réellement une opposition entre l'empêchement littéraire et sa mise en œuvre transmue en réussite. Bien que l'on pourrait opposer à cela le fait que l'auteur ait réellement eu à affronter ces difficultés, donc que la dimension autobiographique est présente, le temps de l'écriture est en faveur de la citation de Camus. En effet, au fil des pages l'on constate l'absence de l'écriture et l'angoisse continuelle du narrateur au présent, et lorsque le livre s'achève, la page est toujours blanche puisque le narrateur annonce tout juste qu'il va écrire. Cependant « l'histoire des tentations » a d'autres acceptations que celle concernant l'écriture. Certes dans Aurélia de Nerval il est écrit : « retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé » (Partie II, chapitre 1), mais l'on peut aussi constater que diverses tentations se donnent à voir. Nous avons déjà mentionné le regret quant à l'absence de la mère, cette dernière se peint aussi à travers la tentation de remonter le temps. L'écriture nervalienne, marquée par un goût pour l'ancien voire l'Antique, réalise ainsi une chose impossible et l'on rencontre au fil des pages des allusions à une famille fictive comme par exemple dans la première partie, au chapitre 5 : « C'était une famille primitive et céleste ». Le narrateur souffre continuellement dans le texte, il parle d' « état cataleptique » (même chapitre) et il est tenté d'arrêter le temps afin de mettre fin à ses souffrances. De même il s’émerveille de ses différentes visions « et frémit à la pensée de devoir retourner dans la vie » (de même). Il ne s'arrête pas à cette tentation et va plus loin encore lorsqu'il a la tentation de nier le temps : il se mesure aux forces divines, souhaite surmonter la mort... Ainsi les tentations, qu'elles soient celle de l'écriture chez le narrateur de Michon ou celles vis-à-vis du temps chez Nerval, se peignent comme attestation de la citation de Camus : le narrateur ne peut écrire alors que Michon si, Nerval n'a pas d'influence sur le temps là où son narrateur s'en joue.

 

 

3. L'auteur pris pour objet de sa propre histoire devient autre

 

Après cette réflexion sur les nostalgies et les tentations il convient de s'interroger sur Camus déclarant que l'histoire propre n'est pas retracée dans les œuvres à prétention autobiographique. Dans son Introduction à Aurélia, Jacques Bony s'interroge : « Qu'est-ce que dire je ? N'est-ce pas s'avouer double dès lors qu'on se prend soi-même comme objet, qu'on regarde celui qu'on a été comme s'il s'agissait d'un autre ? ». Fort de ce constat l'on comprend que la première personne du singulier s'avère bien souvent fictive et qu'elle est en réalité l'indication d'un pluriel. Nerval n'écrit-il pas, dans la Préface des Filles du feu : « Je suis un autre » ? Et de fait, Nerval parvient à raconter une folie de notoriété publique sans cependant avouer cette folie en tant que telle. En effet son écriture se montre lucide : il fait appel aux théories des hallucinations et celles du rêve par exemple. De plus l'on peut porter une attention particulière aux formules modalisantes telles que « je crus voir, il me semblait... » qui semblent montrer au sein même de l'histoire une distanciation du narrateur sur le personnage victime d'hallucinations, distanciation parallèle à celle de l'auteur face au narrateur sans nom. Les hallucinations et la folie semblent comme banalisées, le lecteur en est le témoin. La folie n'est donc plus celle de l'auteur mais de son personnage : le 'je' est devenu pluriel, il est capable de se démultiplier et n'est plus écrit de façon réductrice comme il l'était la cas pour les romantiques. Il est intéressant de constater que cette confusion des figures n'est pas propre à la première personne du singulier puisque nous avions déjà remarqué l'association entre Marie, la mère et la femme aimée, comme si sous la diversité manifeste des personnages ou des figures et sous la complexité des modèles narratifs l'on retrouvait toujours les mêmes systèmes de représentation (comme le remarque François-Charles Gaudard dans Capes/ Agrégation Lettres – Les Filles du feu, les Chimères, Aurélia ). Dans Vies minuscules de Pierre Michon l'on assiste à quelque chose de similaire. En effet « La vie d'Antoine Peluchet » est particulièrement représentative d'un personnage devenu autre jusqu'à être remplacé par l'auteur à travers un cycle de métamorphoses. En effet, le personnage de Fiéfié fait ressusciter Antoine dans son discours (p.53) jusqu'à être confondu avec l'homme de son discours à sa mort (p.65), le père sur son lit de mort devient lui-même son fils : « Quand j'étais à Baton Rouge, en soixante-quinze... » et enfin dans la mort, la place vide à côté du père se destine généalogiquement au narrateur. De fait le narrateur devient le personnage même de son histoire et cela est chose courante dans l’œuvre puisque dès le début (p.19) l'on peut lire : «Parlant de lui c'est de moi que je parle ». Ces deux œuvres de Nerval puis Michon qui « prétendent à être autobiographiques », malgré le 'je', retracent donc une histoire qui n'est pas réellement celle de l'auteur-même. Cependant il peut être intéressant de remarquer que Le Premier homme de Camus fonctionne différemment. En effet ici le 'je' fait place à la troisième personne du singulier malgré le fait attesté aux vues des textes antérieurs que le roman est autobiographique, et tout comme le narrateur de Jules Vallès s'appelle Jacques Vingtras dans Le Bachelier, Albert Camus se nomme ici Jacques Cormery. L'auteur, ainsi pris pour objet de sa propre histoire, devient de facto autre, son nom change (et c'est aussi le cas pour les autres personnages, la mère du narrateur finissant par porter le nom de la mère de l'auteur). Camus poursuit sa citation sur les écrits à prétention autobiographique par : « Aucun homme n'a jamais osé se peindre tel qu'il est ». Nous avons donc montré, en accord avec cela, que ces œuvres se déclinaient en peintures des regrets mais aussi des vocations et des tentations sans pour autant impliquer irrémédiablement l'histoire propre de l'auteur, stratégie permise grâce à un narrateur sachant se faire pluriel. Pourtant il est indéniable que l'autobiographie dans les textes étudiés est omniprésente.

 

  1. L'histoire propre comme substrat pour l'écriture

 

1. Des éléments propres à l'histoire des auteurs

 

Nerval, comme nous venons de le voir, par ses stratégies d'écriture a pu dire 'je' sans se compromettre (on pourra ce souvenir à ce titre des passages où il rapporte un moment de délire, comme celui où il « consult[e] [sa] mémoire qu'[il] croyai[t] être celle de Napoléon », partie II, chapitre V). On lui connait en effet, comme le remarque Jacques Bony dans l'Introduction à Aurélia une « certaine répugnance pour la confession pure (ou présumée telle), ainsi que l'ont pratiquée Restif de la Bretonne et même Rousseau », le critique souligne par la suite que, dans Les Confidences de Nicolas, Nerval est choqué par « l'impudeur de cette mise à nu ». Malgré cette difficulté d'affirmer le 'je' cela ne signifie pas que l'autobiographie est absente chez cet auteur tout comme chez Michon par exemple. Ainsi dans Aurélia, si le personnage éponyme n'a aucune densité autobiographique ce n'est guère le cas pour la mère disparue du narrateur, réellement disparue dans la réalité lorsque l'auteur avait deux ans. « Je n'ai jamais connu ma mère, qui avait voulu suivre mon père aux armées, comme les femmes des anciens Germains ; elle mourut de fièvre et de fatigue dans une froide contrée de l'Allemagne » annonce le narrateur (partie II, chapitre IV). Cette fièvre se retrouve par la suite dans l’œuvre mais transmise sur la maladie du narrateur : un élément propre à l'histoire de l'auteur a donc été le support de l'écriture. Nous ne reparlerons pas de la folie de l'auteur rencontrée aussi chez le narrateur. Pierre Michon quant à lui écrit à propos de son texte sur Hugo, dans l'interview cité précédemment : « Je croyais que le début qui raconte la mort de ma mère, allait être une simple parenthèse... Mais ça n'a pas été le cas, ça a été le nœud capital du texte ». Plus qu'un simple élément du texte, l'histoire propre est ici décrite comme le « nœud » même de l'écrit. De même, dans Vies minuscules il s'agit de personnes qui ont incontestablement existé, et dans le même interview Michon écrit par exemple à propos de Georges Bandy : « Le curé est mort d'un cancer du poumon tabagique et non pas d'une illumination franciscaine dans les bois. Et il n'était pas grand mais petit. Depuis les Vies minuscules, les gens de mon canton natal se le rappellent 'grand bel homme' : c'était en fait un 'petit bel homme' ». Dans un autre interview mené par Thierry Bayle dans Le Magasine littéraire, Michon ajoute : « C'est que, voyez-vous, l'abbé Bandy, qui est dans les Vies minuscules, je sais, j'ai vu, je me souviens de la façon dont il rougissait un peu quand il était ému, je me souviens de la vitre infranchissable de ses yeux quand il était ivre ». Une fois de plus les éléments autobiographiques servent de support à l'écriture, et comme le dit Michon, il n'a pas signé de « contrat de vérité » dans son œuvre et est ainsi libre dans son écriture. Nous pourrions citer bien d'autres exemples de cela.

 

2. Un trajet autobiographique sélectif et le morcellement de l'écriture

 

L'histoire propre peut donc devenir, sans en être obligatoirement le nœud, un substrat, un point de départ, pour l'écriture. Nous avons déjà souligné les éléments à base autobiographique qui étaient repris pour une écriture plus ou moins fictionnelle, mais il convient aussi de signaler les choix réalisés dans cette écriture «sans contrat de vérité ». En effet, chez nos auteurs se donne à voir un réel morcellement de l'écriture, et de fait des choix faits. Par exemple, l'écriture de Nerval peut être dite morcelée non seulement en raison de la division en parties et chapitres mais aussi car elle alterne sans cesse entre rêves nocturnes, visions délirantes, folie et peut-être raison, créant une histoire ambigüe car très confuse et cela jusqu'à la fin. Dans L’Écriture de la désignation dans Aurélia, Pierre Campion étudiant les scènes du rêve ajoute à ce morcellement des postures de pensée celui des lieux de déambulation du narrateur: « Le récit adopte souvent la forme poétique de l'épisode séparé. Chacun des tableaux […] est le lieu et le décor d'une scène qui institue un spectacle intime de et dans l'esprit. […] Ces scènes sont discontinues, chacune se déroule dans son décor ». Ainsi le narrateur nervalien, et pas seulement dans Aurélia, semble incapable de trouver une unité, tout comme l'auteur, et le récit reste irrémédiablement morcelé, ce qui peut poser la question de savoir si, par l'addition de fragments des différentes œuvres, de ces fragments de vie, l'on peut parvenir à trouver l'unité de la vie de Nerval. Mais ce morcellement est peut-être encore plus flagrant dans les Vies minuscules car il est associé à un trajet autobiographique sélectif. Par exemple, Michon met l'accent sur des rêves et des légendes familiales mais seulement pour éclairer sa vocation : il écrit donc un roman de la vocation et ne met pas réellement l'accent sur la 'vie'. Ainsi, par les formes brèves de son récit il écrit, comme il l'indique lui-même une « autobiographie oblique » et morcelée où les ellipses sont nombreuses. Le livre est riche d'épisodes (selon l'appellation de Dominique Viart) : l'on voit apparaître le narrateur enfant « un jour de l'été 1947 » (p.14 de la « Vie d'André Dufourneau ») ou bien encore dans son enfance veillée par Élise, mais aussi lorsqu'il est adulte et que par exemple il erre dans Annecy (p.168 de la « Vie de Georges Bandy »), voire-même dans l'annonce de sa future mort (p.69)... Les différents âges du narrateur, comme dans les romans de formation, semblent donc être représentés mais de manière discontinue, et même le choix des biographies réalisées est spécifique. Pour prolonger cette réflexion sur un roman où défilent les différents âges de la vie il est de rigueur de citer aussi le roman d'apprentissage qu'est celui de Camus : Le Premier homme. En effet, dès les premières pages l'on assiste à la naissance du narrateur puis on le suit lors de son enfance, lors de son entrée à l'école et à plusieurs reprises il est même un adulte. De fait là aussi le morcellement peut être considéré comme présent puisqu'au niveau chronologique les sauts sont extrêmement forts. Ainsi, l'histoire propre, qu'elle soit prise chez Nerval, Michon ou Camus, même si elle est prise de manière sélective et que de facto l'écriture est morcelée, se pose comme un véritable substrat de l'écriture.

 

3. Une confession détournée

 

Nerval bien que réticent à l'écriture proprement autobiographique comme nous l'avons déjà noté, a écrit dans une lettre un an avant sa mort « se nourrir de sa propre substance ». Jacques Bony note à ce sujet que « c'est avouer qu'il est incapable de distinguer vie et œuvre, que l’œuvre s'épanche dans la vie, comme la vie dans l’œuvre ». Ainsi, sans y paraître, Nerval cherche à se raconter, à recomposer le récits d'épisodes marquant de sa folie. Jacques Bony ajoute à cela que l'auteur est en quête de formes capables d'exprimer un aveu déguisé, n'hésitant pas à aller « jusqu'à la transposition mythique et mystique d'Aurélia ». Il est intéressant de noter que sur l'arrête du livre où figure l'Introduction du critique il est écrit : « Aurélia et autres textes autobiographiques ». Ainsi le critique voit clairement une autobiographie, bien qu'en «miettes » dans le texte là où Nerval ne l'avoue pas. Utiliser l'histoire propre comme point de départ ou d'aboutissement de l'écriture permet donc de ne pas l'avouer réellement tout en la posant en tant que confession déguisée voire détournée. Pierre Michon, dans l'interview présent dans Le roi vient quand il veut, avoue lui-même que dans l'écriture autobiographique « on fait des aveux ». Il peut être judicieux d'utiliser un texte hors corpus pour réellement montrer cet aspect : celui d'Henri Michaux qui s'intitule « Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'existence ». Quand cet auteur parle de lui il choisit de s'exprimer à la troisième personne afin de marquer une distance essentielle bien qu'il soit question des « cinquante-neuf années d'existence » qui lui sont propres. Ainsi il indique d'emblée que son texte se situera entre plusieurs genres que sont la biographie, l'autobiographie, voire-même l'autoportrait. Jean-François Louette, dans Fictions biographiques XIXe – XXIe siècle, Textes réunis et présentés par Anne-Marie Monluçon et Agathe Salha avance une notion capitale éclairant cet aspect: Henri Michaux pour se soustraire à toute entreprise autobiographique se serait inventé une vie de chien qu'il faudrait comprendre comme une « contre vie ». Jean-François Louette explique par la suite : « Qu'est-ce qu'une contre-vie ? Deux choses à la fois. D'une part, une contre-vie est une amorce ou un fragment de vie qui, prenant son origine dans la vie du sujet Michaux, tout contre elle, soudain prend la tangente et dessine sa propre ligne (de vie, de vie imaginaire). […] Mais d'autre part, une contre-vie est une vie qui s'en prend à la vie du sujet Michaux. Une vie qui le contre. Qui l'empêche de s'en tenir à sa vie, de se borner dans sa vie, et éventuellement de se glorifier de sa vie». Nous sommes donc bien en présence d'une autre acceptation de confession détournée puisque l'histoire propre est déguisée par une pseudo-vie. Fort de ces constats, l'histoire propre, malgré les dires de Camus, est inhérente aux œuvres à prétention autobiographiques, qu'elle soit prise sur des points sélectifs ou totalement niée. Mais elle peut ne plus être considérée que partiellement et acquérir une importance fondamentale.

 

 

  1. L'histoire propre réellement racontée à travers l'œuvre à prétention autobiographique

 

1. Des œuvres autobiographiques sans en avoir la prétention

 

La citation de Camus « Les œuvres d'un homme retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations presque jamais sa propre histoire, surtout lorsqu'elles prétendent à être autobiographiques » peut donc, comme nous l'avons déjà commencé, être révisée. En effet, si Nerval n'a pas la prétention de l'écriture autobiographique, elle n'en dévoile pas moins sa propre histoire. N'écrit-il pas au troisième chapitre de la première partie : « Si je ne pensais que la mission d'un écrivain est d'analyser sincèrement ce qu'il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m'arrêterais ici » ? N'est-ce pas là la description précise de sa propre vision et de fait de sa propre histoire ? Les Vies minuscules sont aussi intéressantes pour illustrer une histoire propre réellement racontée dans l’œuvre à prétention autobiographique. Comme nous l'avons déjà remarqué, les « vies » de Pierre Michon traitent de personnages authentiques dont elles ne prétendent même pas toujours inventer la vie. Mais ce qui est réellement remarquable est que ces vies « échappent à l'alternative du vrai et du faux mais constituent bien souvent un détour pour aboutir à une forme de savoir ou de vérité » (Introduction de Fictions biographiques XIXe – XXIe siècle, Textes réunis et présentés par Anne-Marie Monluçon et Agathe Salha). De fait, bien que les biographies des Vies minuscules se rattachent parfois à la fiction dans leur contenu, il n'en est pas moins qu'elles apportent un savoir à Michon. Ces portraits semblent donc à l'origine de ses propres croyances, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, authentiques ou non. L'auteur ne recherche de fait pas la subjectivité : « l'introspection n'est pas mon fort, ma relation au texte est une sorte de lutte, de combat, de viols réciproques... » nous dit-il. L'on peut donc lire le caractère double de la littérature et de l'autobiographie qui est à la fois vraie et frauduleuse, comme lorsque l'évêque Bertran dans Mythologies d'hiver dit ceci : « Tu vas devoir dire le vrai et cependant mentir». Les citations ne manquent pas à ce sujet puisque chez Maurice Blanchot, dans La Part du feu l'on en trouve une similaire : « Ce qui est frappant, c'est que, dans la littérature, la tromperie et la mystification non seulement sont inévitables, mais forment l'honnêteté de l'écrivain, la part d'espérance et de vérité qu'il a en lui ». Ainsi l'autobiographie se décline aussi à travers la tromperie, la mystification et le mensonge mais n'en conserve pas moins son caractère propre. Il est intéressant de remarquer que Michon semble toutefois 'jouer la carte de l'honnêteté' toute en la dissimulant habilement. En effet, il avoue lui-même qu'il est ce 'je', ce narrateur, mais les différents éléments le prouvant ne se situent pas au même niveau dans le texte. De fait son nom est dit mais en deux temps : tout d'abord l'on peut lire : « Tu connais Pierrot » (p.195 dans la « Vie de Georges Bandy ») et ensuite le nom de famille de la sœur disparue (p.238) : « Elle avait de grands yeux bleu sombre – venus de Clara assurément, Michon née Jumeau ».

 

2. La peinture des épreuves de la vie

 

« Les gens heureux n'ont pas d'histoire » entend-t-on souvent dire. Nerval, dans des lignes consacrées à Hoffmann a écrit : « S'il est des écrivains qui trouvent leur immense talent et leur verve dans le bonheur et l'opulence, il en est d'autres dont la route a été marquée à travers toutes les afflictions humaines, et dont un fatal destin a nourri l'imagination par des maux inouïs et par une éternelle misère » (citation extraite de l'Introduction à Aurélia de Jacques Bony). Dans Aurélia on retrouve au fil des pages des substantifs tels que : «épreuves, pardon, faute, désespoir, malédiction... » venant à l'appui de cette citation. Ainsi la peinture des épreuves d'une vie est un aspect capital de l'histoire propre racontée à travers l'écriture autobiographique. Chez Nerval-narrateur les épreuves semblent se succéder : il perd sa mère, n'a pas connu son père, est obsédé par une faute quant à Aurélia mais principalement en lien avec la religion. Dans le texte de Michon, l'un des moments substantiellement autobiographique est celui où le narrateur s'étend longuement sur sa déchéance liée à l'alcoolisme. Commençant avec « La Vie du père Foucault » elle se poursuit sur trois chapitres : « Mon ébriété de toute à l'heure n'était plus que pesante cuite, de celles qui aplanissent toute caractéristique individuelle au profit d'une métaphysique sombre commune à tous les hommes » écrit-il dans la première des ces quatre vies. Complice avec cette descente vers l'alcoolisme, « l'absence de lettres » (p.158) a aussi été l'une des épreuves principales de Michon-narrateur. Dans un entretien pour L’Œil de la lettre à la question de Marianne Alphant : « En écrivant Vies minuscules, aviez-vous le sentiment qu'il s'agissait d'un roman ou d'une autobiographie ? », il répond en ces termes : « J'avais l'intention de commencer par du roman mais je m'en sentais – et j'en étais – totalement incapable. J'ai vécu dans cette impossibilité jusqu'à trente-cinq ans. […] J'ai toujours pensé que la seule chose qui était complètement hors de ma portée et de mes possibilités, c'est la littérature ». Le Premier homme de Camus s'illustre par une autre acceptation de l'épreuve comme substance autobiographique. En effet, la première partie intitulée « La recherche du père », autobiographique malgré la narration à la troisième personne du singulier, est une recherche menée en différents lieux qui se conclut principalement par des échecs. L'épreuve principale, là où elle était principalement absence de la mère chez Nerval, devient ici absence du père. Une phrase est particulièrement représentative de la conscience de la perte du père dont Jacques Cormery fait l'expérience alors qu'il est adulte déjà et qu'il se rend pour la première fois sur la tombe du disparu : « Et le flot de tendresse et de pitié qui d'un coup vint lui emplir le cœur n'était pas le mouvement d'âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu'un homme fait ressent devant l'enfant injustement assassiné – quelque chose ici n'était pas dans l'ordre naturel et, à vrai dire, il n'y avait pas d'ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père » (p.35, chapitre « Saint-Brieux). Ainsi la peinture des épreuves de la vie se donne à voir en tant qu'élément propre à l'histoire des auteurs et de fait est commune, dans nos trois textes aux narrateurs. Propre histoire et textes à prétention ou non autobiographiques sont donc étroitement liés.

 

3. L'expérience cathartique de l'écriture (une écriture de la culpabilité: le désir de se livrer) : la quête d'identité



Parvenus pratiquement à la fin de notre réflexion sur la citation de Camus extraite de sa nouvelle Été, nous pouvons nous demander le but réellement recherché par ces aveux autobiographiques affirmés ou dévoilés implicitement. Ce que nous avions relevé à propos des regrets et des tentations dans notre première partie du développement peut nous permettre de mener cette interrogation en parlant d'une expérience cathartique de l'écriture. En effet, si Michon par exemple, n'a pas pu avouer son amour pour sa mère, ses Vies minuscules l'ont fait pour lui puisqu'il se dit « consolé » : l'écriture se fait délivrance de l'ordre de la rédemption. De même, et bien que son analphabétisme l'ait privé de cette lecture, le narrateur-Camus en étant incapable de dire à sa mère qu'elle était belle, l'écrit tout de même dans Le Premier homme. De plus nous pouvons signaler l'expérience de l'écriture comme constructrice de l'identité chez Camus : en effet, dès le début du roman la recherche du père se confond avec la quête de l'identité du personnage qui se cherche et se construit au fil des ans et des pages. Nerval, quant à lui, semble porter un regard lucide sur la folie du narrateur et par mimésis sur la sienne (bien qu'il se suicidera après cet écrit). Ainsi cette écriture cathartique est inhérente à nos trois auteurs. Dominique Viart, à propos des Vies minuscules, détaille cette catharsis en parlant de l'écriture autobiographique comme tauromachie selon l'exigence de Michel Leiris (dans De la littérature considérée comme une tauromachie). Le critique souligne de fait que Michon « ne craint pas de tourner contre lui-même la 'corne de taureau' ni de détailler les illusions et les lâchetés dont alcools, barbituriques et amphétamines sont porteurs ». Ainsi le narrateur ne dissimule pas sa sexualité bien qu'elle puisse paraître méprisante envers les femmes (l'on pourra à ce titre se souvenir de Marianne) et en parle parfois avec violence : « prenant Marianne dans la chambre des Cards comme un porc à la glandée couvre la paysanne qui l'y conduit » (p.173). Le désir de se livrer, à travers l'exhibition de ces obsessions que l'on imagine communes à l'auteur et au narrateur, permet ainsi une catharsis, ou, dirons-nous plus facilement de nos jours, une thérapie. Ainsi, surpassant ou mettant à nu des sentiments allant de l'aveu avorté au sentiment de culpabilité, l'écriture autobiographique se fait peinture de l'histoire propre des auteurs tout en en pansant les plaies. En dernier lieu et avant de clore se sujet il convient de se demander tout de même pourquoi, si l'écriture est si bénéfique, l'autobiographie n'est pas affirmée : en effet, Camus écrit à la troisième personne, Nerval rejette l'autobiographie proprement dite. La réponse se trouve peut-être du côté de C. Saminadayar qui relativise la portée de l’autobiographie lorsqu'il écrit dans L’Enfant : « Mon histoire… ou presque mon histoire ». La correction et l'adverbe sont significatifs. De fait les auteurs étudiés semblent raconter une histoire représentative qui, au-delà de leur simple personne est celle d'une génération. Ainsi quand dans Aurélia Nerval se raconte, il raconte aussi son histoire d'écrivain (tout comme Michon), son époque voire « l'homme tout entier, l'humanité toute entière » comme renchérit Jacques Bony et va jusqu'à confondre sa propre histoire non seulement avec celle de la littérature mais aussi celle de l'univers. Quand le narrateur de Camus va pour la première fois sur la tombe de son père, ce retour au source ne s'accompagne pas seulement de tendresse mais aussi d'une révolte contre l'ordre du monde (Cf. phrase citée pour la peinture des épreuves). De même, le chapitre 7 de la première partie intitulé « Mondovi : la colonisation et le père » consiste principalement en un récit rétrospectif parlant des différentes étapes de l'histoire de la colonisation, l'histoire prenant donc sens dans une démarche historique s'appuyant sur un fait concret mais non vécu (bien qu'implicitement subi) par l'auteur. A une échelle plus réduite (car se limitant surtout à son environnement proche), Michon définit son but non pas comme celui de raconter une autobiographie ou des biographies mais de faire revivre des gens de peu par une écriture de l'absolu. Ainsi l'histoire propre est aussi réellement racontée à travers les œuvres à prétention, ou non, autobiographique. Inhérente à la peinture des épreuves de la vie, l'autobiographie s'illustre par l'expérience cathartique qu'elle rend possible et dépassant une écriture qui retracerait exclusivement l'histoire de son auteur elle s'inscrit aussi dans une écriture plus généralisatrice.

 

 

En conclusion la citation de Camus gagne à être élargie puisque si la peinture des regrets et des vocations peut ne pas être proprement autobiographique grâce à un narrateur pluriel par exemple, l'histoire propre aux auteurs est tout de même inhérente à l'écriture autobiographique. Se donnant à voir à travers le morcellement de l'écriture ou de l'aveu déguisé d'une manière partielle, l'histoire propre de l'auteur et les épreuves de la vie qui lui sont attachées se présentent aussi comme éléments non plus partiels mais fondamentaux de l'autobiographie. Reconnue ou niée, elle dépasse la définition de Philippe Lejeune en s'inscrivant dans une dimension plus collective, ne se contentant pas d'être introspective.

 

26 avril 2011

Commentaire, Remarque 74 "De la Cour", La Bruyère

 

cour

 

LA BRUYERE, auteur des Caractères édités entre 1688 et 1696 écrit dans sa Préface la très connue citation : « Je rends au public ce qu'il m'a prêté ; j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage ; il est juste que, l'ayant achevé avec toute l'attention pour la vérité dont je suis capable, et qu'il en mérite de moi, je lui en fasse la restitution ». Se donnant comme projet de rester le plus fidèle possible à cette vérité qu'il peint « d'après nature » il dresse un véritable parcours social de son temps (mais aussi du notre tant ses caractères restent actuels). Un fragment de ce parcours est celui débutant par le chapitre « De la ville » et gagnant celui « Des Grands » en passant par « De la Cour ». La remarque 74, extraite de ce dernier se donne à voir à la fois comme un véritable pays semblant vivre en autarcie et un tableau exhaustif des mœurs. En quoi, par cette peinture d'une « région » ayant la prétention d'être étrangère au narrateur, LA BRUYERE démystifie-t-il la vie à la Cour ? La peinture d'une scénographie sociale où priment les apparences et l'absence de mœurs introduira notre propos. Ce constat nous permettra de réfléchir ensuite à la satire que cela suggère, notamment en ce qui concerne une adoration voire une dévotion détournée. Enfin nous pointerons du doigt la stratégie épigrammatique du moraliste notamment à travers le processus d'anamorphose inhérent à l'écriture burlesque.

 

I. Une scénographie sociale

 

1. Le théâtre du monde : le défilé d'une société privilégiée

 

Le chapitre « De la Cour », précédé par « De la ville » et suivi par « Des Grands » s'inscrit dans un réel parcours social, « d'après nature », traversé par toutes sortes d'Hommes. Véritable scénographie sociale à elle seule, la remarque 74 s'inscrit dans cette optique puisque l'on croirait assister au défilé d'une société privilégiée ; Bérangère Parmentier, dans Le Siècle des moralistes parle même d' « une anthropologie des caractères ». En effet, l'on peut lire pour commencer qu'il est question de « vieillards », puis de « jeunes gens », de « femmes », de ceux que LA BRUYERE appelle « les Grands », du roi (aussi nommé « le Prince ») et même « Dieu ». Il est intéressant de remarquer la binarité antithétique de ce relevé : les vieillards s'opposent aux jeunes gens, les hommes aux femmes et enfin les « petits » aux Grands, comme si LA BRUYERE représentait là en miniature une pyramide sociale partant d'un groupe d'individus à un ensemble soumis à leur roi. De plus on observe la dynamique du fragmentaire de LA BRUYERE : les « vieillards » occupent la scène sur les deux premières lignes, les jeunes gens de la ligne 2 à la 11, les femmes de la 11 à la 18... Ainsi tous traversent cette remarque, un peu à l'image d'acteurs montant sur scène. L'on constate que tout comme sur les planches de théâtre, les personnages, fondus dans des catégories définies «s'assemblent tous les jours à une certaine heure » et entrent en scène, jouent leur rôle, puis se retirent quand ils l'ont terminé. Ceci n'est pas sans rappeler L’Éloge de la folie d’Érasme lorsqu'au chapitre XXIX il écrit : « Or toute la vie des mortels n'est rien d'autre qu'une pièce de théâtre où chacun entre à son tour en scène masqué jusqu'à ce que le régisseur l'invite à sortir du plateau». Ce constat peut nous permettre d'introduire dès maintenant le topos baroque du theatrum mundi suggéré par ces êtres qui semblent tous jouer un rôle sur la grande scène du monde créant ainsi une œuvre dont LA BRUYERE serait le démiurge, un peu à la manière du « Je tiens ce monde pour ce qu'il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle » de Shakespeare (dans Le Marchand de Venise).

 

2. La primauté des apparences

 

Cette considération des caractères en tant qu'acteurs invite à penser la théâtralité comme centrale dans cette remarque. Et de facto les caractères évoluent dans un contexte où règnent le masque et les apparences, vivement désapprouvés par LA BRUYERE. On pourra se pencher pour commencer sur les femmes qui ont  « coutume […] de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules […] comme si elles craignaient de ne pas se montrer assez». Cela n'est pas sans rappeler par exemple la remarque 8 du chapitre « Des femmes » où Lise mettait « du rouge sur son visage et pla[çait] des mouches », comme si elle se déguisait avant de monter sur scène, de rejoindre le théâtre mondain. LA BRUYERE parle même « d'artifices » et n'hésite pas à déplorer cette coquetterie excessive : « Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croient servir à les rendre belles ». La présence du moraliste n'est pas grammaticale mais se donne à voir par le choix de termes tels que « précipite[r] le déclin », « elles croient », les femmes coquettes ne voient pas la réalité alors que l’œil exercé du moraliste en a conscience. Enfin il achève cette peinture satirique par ce que l'on pourrait appeler un sarcasme (figure de style s'inscrivant dans le cadre de l'ironie et consistant à adopter un ton impassible et faussement détaché) : «  comme si elles craignaient de cacher l'endroit par où elles pourraient plaire ». Mais les femmes, bien trop coquettes, ne sont pas les seules à user d'artifices pour se mettre en avant puisque lorsque LA BRUYERE glose les habitants de cette « région » en « ceux qui habitent cette contrée », il poursuit par la dissimulation des hommes : « [ils] ont une physionomie qui n'est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers, qu'ils préfèrent aux naturels et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu'on ne connaisse les hommes à leur visage ». Par la description de cette « physionomie confuse », par le port de perruque l'on peut lire comme un habit théâtral, une parure. Et de fait, un peu à l'image des gravures de Jean Dieu de Saint-Jean, la mode est présentée non seulement comme un phénomène vestimentaire, mais aussi comme un jeu d’attitudes, une série de pantomimes (« change les traits ») étroitement associées au lieu où elles s’exercent et par tant d'artifices l'on ne reconnaît même plus qui se trouve sous ces « masques ». LA BRUYERE le redira lui-même, dans l'édition IV, à la remarque 3 de ce chapitre : «Qui peut nommer de certaines couleurs changeantes, et qui sont diverses selon les divers jours dont on les regarde ; de même, qui peut définir la Cour ? ». L'apparence, notamment physique, est importante mais elle se donne aussi à voir lors de la cérémonie qui a lieu « tous les jours à une certaine heure » avec la récurrence de ce qui paraît : « paraissent debout », « ils semblent avoir », « ce peuple paraît ».

 

3. La peinture des mœurs ou celle de leur absence

 

Cependant LA BRUYERE ne se contente pas de dresser le portrait physique des habitants de cette contrée puisqu'il en dépeint aussi les mœurs dans un tableau « profondément pessimiste » comme l'a remarqué Emmanuel Bury dans L'Introduction des Caractères. Bernard ROUKHOMOVSKY, dans L'Esthétique de La Bruyère parle pour sa part d'une « poétique de la difformité » glosant une galerie de personnages monstrueux dignes de l'univers forain selon une transposition de leur monstruosité morale. Et de fait, si cette remarque commence par des « vieillards » « galants, polis et civils », ce sont bien là les seuls à bénéficier d'une vision plutôt clémente. On pourra être sensible à la locution « au contraire » marquant la rupture réelle entre un monde qui serait celui des qualités/vertus donc de l'éducation et celui, beaucoup plus étoffé des défauts/passions vicieuses, de la débauche (souvenons-nous à ce titre que Théophraste n'a dressé que ce dernier type de passions sans chercher à l'équilibrer avec la vertu). L'on se trouve donc face aux travers inhérents à la société, la société jeune premièrement avec des «  jeunes gens au contraire, durs, féroces, sans mœurs ni politesse [qui] se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l'on commence ailleurs à la sentir ; [qui] leur préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules ». Les torts semblent donc nombreux, l'on pourra comprendre ici des préférences toujours mal choisies, ou des attitudes non recommandées/ recommandables. Par exemple, alors que l'on sait que les femmes pouvaient permettre certaines faveurs dans la société ces jeunes gens y préfèrent la nourriture et même peut-être les autres hommes comme le laisse suggérer « les amours ridicules » (dans l'édition des Caractères de Marcel Jouhandeau, ce dernier écrit à ce propos : « Si l'on tient compte des mœurs de Versailles, elles semblent presque certainement des mœurs homosexuelles »). Et ce n'est pas tout puisqu'à cette débauche s'ajoute le goût excessif pour la boisson. LA BRUYERE est habile car doublement insistant : il utilise d'abord la litote (figure stylistique consistant à dire peu pour suggérer beaucoup ; souvent à la forme négative) « Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s'enivre que de vin » laissant penser qu'ils font plus que consommer du vin ou qu'ils en consomment à outrance et par la suite l'auteur n'est plus dans l'atténuation du propos puisqu'il l'illustre en le détaillant : « l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes ». Enfin, véritable trait d'ironie, ce qui était litote devient tout à son contraire hyperbolique : « il ne manque à leur débauche que de boire de l'eau-forte ». En effet LA BRUYERE réalise un véritable jeu de mot sur les « eaux-de-vie » et l'« eau forte » qui ne se boit pas du tout mais qui est un procédé de gravure sur une plaque métallique à l'aide d'un mordant chimique. Ainsi par ce procédé l'auteur des Caractères illustre la tendance à l'exagération de ceux qu'il blâme et là où l'on pouvait croire à un tableau des mœurs il s'avère qu'en réalité c'était celui de l'absence de mœurs.

 

Ainsi LA BRUYERE, dans cette première partie concernant des groupes d'individus classés par âge ou par sexe réalise une réelle scénographie sociale, ou « une anthropologie des caractères » comme l'a écrit Bérangère Parmentier où priment les apparences et l'absence de mœurs. Mais la satire ne s'arrête pas là et habilement l'on passe des groupes d'individus à un ensemble soumis au roi, toujours suivant ce principe de pyramide sociale.

 

II. Satire d'une dévotion mal dirigée

 

1. Le culte de soi

 

Si l'on a déjà décrit la primauté des apparences et l'attention que les femmes mettaient à se rendre belles ou les hommes à se dissimuler et la satire faite par LA BRUYERE il est de rigueur de se concentrer sur ce que cela implique réellement. En effet ces individus masculins ou féminins semblent être véritablement passionnés par leur apparence et cette passion n'est pas sans nous renvoyer sensiblement à ERASME dans L’Éloge de la passion dans le sens où la passion et la folie peuvent aisément s'unir. Et de fait la Philautie, cet amour de soi-même semble omniprésent dans la première partie de notre remarque. Notons que cette passion de plaire c'est aussi ce miroir de vanité tel qu'a pu le décrire Michel FOUCAULT, ce miroir qui permet de s'adorer tel que l'on se rêve, ce miroir fonctionnant comme un emblème de la folie à travers un amour démesuré de soi. Étudions maintenant ce qu'implique la satire de LA BRUYERE à la lumière de la seconde partie de la remarque commençant (l.24) par « Ces peuples d'ailleurs ont leur Dieu et leur Roi ». De prime abord cette dernière se place dans un contexte plus dévot que théâtral comme l'indique ce champ sémantique : « Dieu, église, autel, prêtre, saints, sacrés, saints mystères ». Ce relevé peut se conclure sur le verbe « adorer » qui suggère la notion d'idole. Fort de ce constat il semblerait donc que dans la première partie hommes et femmes se soient créés des idoles : eux-mêmes. L'idole s'oppose au Dieu chrétien et sachant que LA BRUYERE avait la postulation d'un catholique convaincu, peut-être sommes nous de facto invités à penser que le moraliste avait autant pour but dans cette première partie de charger les groupes d'individus que de s'en servir pour aborder le sujet de la chrétienté. Ainsi il semble que l'auteur invite à un retour à Dieu et à ne pas se perdre dans sa propre contemplation.

 

2. Le culte du roi

 

Mais l'amour de Dieu est une fois de plus détournée dans la seconde partie de la remarque (selon le découpage effectué précédemment) puisque LA BRUYERE dépeint habilement ce qui pourrait se résumer par une 'dévotion détournée'. En effet, alors qu'il commence par un « Ces peuples d'ailleurs ont leur Dieu et leur Roi » où le Dieu précède le roi et où tous deux semblent distincts, une confusion entre les deux se dessine très vite. Le vocabulaire est d'abord volontairement approximatif et distancié : «  les grands de la nation s'assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu'ils nomment église » mais dès la suite de la phrase, et par la simple tournure « leur Dieu » dans « il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu » l'on voit que le roi s'est substitué au Dieu, et cette majuscule à « Dieu » est particulièrement représentative puisqu'elle est propre à la religion monothéiste. En effet, les polythéistes écrivent « dieux » avec une minuscule là où les monothéistes l'écrivent avec une majuscule puisqu'il est unique. Ainsi le roi semble avoir évincé totalement le Dieu véritable puisque non seulement il lui prend son nom mais en plus son culte. Et de fait l'on peut lire le déroulement d'une cérémonie religieuse habituelle avec : « un prêtre [qui] célèbre des mystères qu'ils appellent saints, sacrés et redoutables ». Seulement, et c'est en cela que l'on s'écarte des 'conventions' de la cérémonie religieuse puisque les grands sont loin d'être tournés vers Dieu. Nous pouvons noter à ce titre que LA BRUYERE s'est appliqué dans le choix de ses tournures quant il écrit « leur Dieu, leur Roi », « un temple qu'ils nomment », « des mystères qu'ils appellent », insérant ainsi les « grands de la nation » dans un culte qui leur est tout spécifique. En effet, encore une fois, trace de la plume aiguisée de l'auteur, on peut lire, comme une petite pointe que « les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi […] et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur appliqués». Le détachement avec lequel LA BRUYERE écrit ce fragment de phrase se rapproche une fois de plus du sarcasme que nous avons déjà défini. En effet, en filigrane se dessine l'opposition entre naturel et ce qui ne l'est pas sauf qu'ici le moraliste renverse cette situation en rendant naturel et logique le fait de tourner le dos à Dieu pour offrir son visage au prince : « car ce peuple paraît adorer le prince ». Ainsi l'on peut lire, après celui des hommes et des femmes, le détournement profane de l'amour de Dieu par les « grands ».

 

3. Les rapports de subordination volontaire

 

Il est intéressant de constater que cette dévotion détournée est créatrice, dans cette contrée, d' « une espèce de subordination ». L'on avait noté d'emblée la pyramide sociale partant de groupes d'individus tels que les « vieillards », les « jeunes gens », les « femmes » et se terminant par les « grands » et le roi. LA BRUYERE, par la séparation entre les « peuples » et les « grands de la nation » semblent laisser entendre par ce « grands » déjà une certaine domination : les grands s'opposant aux autres, donc par extension aux 'petits'. Mais avec la seconde partie de la remarque l'on voit le proverbe 'les grands sont toujours les petits de quelqu'un' s'illustrer. En effet, là où ils pourraient vouer un culte un Dieu, les grands préfèrent se tourner vers leur prince « que l'on voit à genoux sur une tribune » alors que ce dernier, pour sa part, est tourné vers Dieu : « On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu ». Ainsi il y a comme une relation triangulaire entre Dieu, le roi et les grands mais elle n'est pas conventionnelle puisque la 'pieuse soumission' n'est pas inhérente à tous, les grands ayant oublié (ou rejeté) Dieu (comprenons pour leur intérêt ; on pourra aussi se référer au chapitre « Des Grands ») au profit de leur roi ayant pris la place de Dieu . La soumission au roi semble totale là où celle des 'petits' aux grands n'était qu'implicite (ceci en se référant exclusivement à cette remarque, sinon l'on pourra être sensible au contexte direct de cette remarque, qui était précédée, dans la première édition par la 72 : « De tous ceux qui s'empressent auprès des Grands et qui leur font la cour... ». En effet ici l'on peut lire ce rapport de subordination beaucoup plus clairement). De manière explicite LA BRUYERE réalise, par le grotesque de la situation, par cette 'histoire' de dévotion détournée, une satire de la monarchie et certainement du 'roi divin'. Notons aussi, en prolongation, que les différentes catégories de la population défilant nous avait permis de faire un rapprochement avec le théâtre du monde, mais là où le lecteur pouvait placer LA BRUYERE comme démiurge, LA BRUYERE lui-même met le roi à sa place. Il se joue ainsi de la notion-même du theatrum mundi qui veut que les êtres jouant un rôle soient des genres de pantins dont les ficelles seraient tirées par le grand horloger, figure double de l'auteur mais aussi et surtout de Dieu. Les rapports de subordination sont donc omniprésents dans cette remarque et l'on pourra être sensible au fait que l'on retrouve dans ce chapitre (et dans la première édition) d'autres remarques allant dans ce sens, comme la numéro 12 : « Les hommes veulent être esclaves quelque part... » ou bien encore la 67 : « Un noble […] s'il vit à la Cour, il est protégé, mais il est esclave... ».

 

Ainsi, après la peinture et la satire des 'petits', ou tout du moins de ceux n'étant pas des « grands de la nation », LA BRUYERE a exercé son esprit pour établir la satire d'une dévotion détournée à travers le culte de soi et celui du roi. Pour aller plus loin et bien que nous ayons déjà noté quelques points de la stratégie du moraliste il convient de s'interroger sur la stratégie utilisée dans sa globalité.

 

 

III. Une remarque épigrammatique

 

1. Une utopie renversée

 

Les remarques de LA BRUYERE s'illustrent par leur portée figurative (comme il l'est le cas pour les portraits) ou leur portée réflexive comme l'on peut le constater ici. Parfois les remarques fonctionnent en série et associent ces deux portées en une figure emblématique en deux temps, d'autres fois la remarque fonctionne pleinement seule et en ce cas, comme on peut le constater à la lecture de cette remarque l'on a une remarque épigrammatique, fonctionnant en deux temps elle aussi : d'abord l'exposition puis la pointe. Il est de rigueur de se pencher sur l'exposition. LA BRUYERE place sa remarque dans « une région » dont on parle ou bien encore « une contrée » ou « un pays ». Ayant déjà réalisé une distanciation face aux grands qui avaient « leur Dieu et leur Roi » et qui nommaient un temple église, l'auteur en réalise une seconde par ce choix de termes vagues, tout comme la situation géographique finale peut paraître étrange. De même il spécifie des « chez eux », « ceux » ou bien encore « ces peuples » se plaçant ainsi en tant que narrateur extérieur (et nous avons déjà soulevé que le 'je' n'apparaissait pas grammaticalement, alors que le « on » de non personne se donne à voir à quatre reprises). La note de bas de page concernant le substantif « région » nous permet même d'aller plus loin en ne considérant pas seulement un narrateur extérieur mais un narrateur étranger : « Ce regard d'un voyageur lointain sur ce qui est familier, qui sera le procédé des Lettres persanes de MONTESQUIEU, renverse la démarche traditionnelle de l'utopie, qui fonde une vision sociale sur la découverte d'un pays lointain... ». Nous sommes donc face à une utopie renversée et comme l'écrit Bérangère Parmentier, dans Le Siècle des moralistes à une « fausse relation de voyage ».

 

2. La chute par révélation

 

Déjà le « regard d'un voyageur lointain sur ce qui est familier » de la note liminaire suggérait que cette « région » dont LA BRUYERE nous parlait n'était pas si inconnue que cela. Et en effet, la pointe, cette seconde partie de la remarque épigrammatique vient confirmer cette idée : « Les gens du pays le nomment***; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus d'onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons ». Ces astérisques pourraient à première vue apparaître comme de la timidité mais LA BRUYERE, qui peint « d'après nature » n'est pas dans la dissimulation et l'on peut donc les interpréter comme si l'auteur estimait que son exposition avait déjà tout dit et qu'il n'était même pas nécessaire de nommer ce « le ». En accord avec cette idée nous pouvons noter la position non intuitive pour le lecteur contemporain de ce pronom. Le réflexe, en lisant une situation géographique invite à penser un lieu et en effet l'on recherche dans notre texte ce que nomment « les gens du pays », et l'on retrouve parsemant le texte ce « région » ou bien encore « contrée », que des termes féminins : ainsi, pointe attendue mais retardée, ce « le » correspondait au « pays » de l'utopie détournée. La situation géographique qui suit indique Versailles très certainement. Ainsi, ce pays était Versailles. Notons que déjà à la remarque 9 du même chapitre la Cour était déjà comparée à une terre inconnue : « Il faut qu'un honnête homme ait tâté de la Cour ; il découvre en y entrant comme un nouveau monde qui lui était inconnu... ». Nous pouvons remarquer que FONTENELLE adoptera une stratégie similaire en 1742 dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, avec la fable des abeilles lorsqu'il commençait par : « Il y a dans une planète, que je ne vous nommerai pas encore... ». Il est intéressant de constater que les deux cas se rapprochent par le choix du modèle : le macrocosme des planètes pour FONTENELLE là où ce n'était en réalité que la vie des abeilles, les habitants d'un pays là où ce ne sont que des personnes (de passage le plus souvent) de la Cour.

 

3. La rétro lecture : une esthétique de l'anamorphose

 

En terminant sa remarque en annonçant que cette « région » n'était autre que Versailles LA BRUYERE, tout comme FONTENELLE après lui, invite à ce que l'on pourrait appeler une 'rétro lecture' par un processus d'anamorphose. En réalité le défilé d'une société obnubilée par le paraître et aux nombreux travers n'était autre que celui des gens de la Cour, ces personnes à la dévotion outrée et caricaturale les grands entourant Louis XIV, toute la société de la Cour se trouve donc englobée par la condamnation de l'irréligion. Ainsi la pointe de LA BRUYERE ayant invité le lecteur à porter un autre regard sur la remarque inscrit cette dernière dans le cadre du burlesque : le moraliste, dans un style ironique voire sarcastique a abordé un thème noble celui de la religion. Louis VAN DELFT, dans La Bruyère et le burlesque, parle du burlesque comme d'une vocation morale qui « convie à un autre regard ». LA BRUYERE invite à ce propos son lecteur à ne pas se limiter à cette première lecture lorsqu'il écrit dans « Des Jugements » à la remarque 27 qu' « il ne faut pas juger des hommes comme d'un tableau ou d'une figure sur une seule première vue ». Dans la prolongation de cette idée, Bernard ROUKHOMOVSKY, dans L'Esthétique de La Bruyère cite MARMONTEL : « le but moral [du burlesque] est de faire voir que tous les objets ont deux faces ». A cette image la remarque 74 du chapitre « De la Cour » a elle aussi deux faces : celle de la première lecture qui donne à voir un pays où les coutumes sont bien curieuses et celle de la seconde, celle qui démasque et qui se révèle être une satire de la Cour, dans son irréligion et dans les rapports de subordination volontaire y régnant. LA BRUYERE, comme dans l'un des aspects du « Carnaval perpétuel » édité par Nicolas Guérard, semble jouer le rôle du temps en levant un à un les masques innombrables portés par les Hommes. Cette entreprise peut, de concert avec P. SOLER, être considérée comme une «entreprise de détronisation » dans l'esprit de celui qui lit cette remarque des apparences et des grands.

 

Ainsi cette remarque épigrammatique s'appuie sur une utopie renversée dont la chute invite à une rétro lecture emmenant à penser, par un processus d'anamorphose, le burlesque de l'Homme, qu'il soit petit ou grand.

 

En conclusion la remarque 74 du chapitre « De la cour » trace le parcours du moraliste allant du défilé des travers d'un moment au soulèvement des masques par les jeux d'une écriture burlesque. L’œil aiguisé de LA BRUYERE permet le passage de la mystification à la démystification et par un processus de lecture plurielle invite le lecteur du XVIIe mais aussi le lecteur de toujours à s'interroger sur son temps et ses mœurs. Nous terminerons notre propos par une référence à Louis VAN DELFT qui souligne la double postulation de LA BRUYERE, entre celle, théocentrée d'un catholique convaincu et celle d'un laïc sensible à une comédie humaine et profane.

 

 

 

 

 

 

9 mars 2011

ORAL, Les Caractères de la Bruyère, chapitre « Des femmes », remarques 7 et 8


Vel_zquez_Venus

 

INTRODUCTION

 

Dans un XVIIe siècle marqué par le culte du moi du Roi Soleil, La Bruyère écrit dans sa Préface (p. 117) « Je rends au public ce qu'il m'a prêté: j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage ». Chez Leonard DE VINCI l'on a retrouvé un miroir où il était écrit « Ô femme, ne te plains pas de moi car je ne te rends que ce que tu m'as donné ». Le parallèle entre ces deux phrases n'est pas négligeable: La Bruyère renvoie par écrit l'image qu'il reçoit de la société, le miroir renvoie l'image de la femme qui le regarde.

Par un processus spéculaire donc par une image renvoyée par un miroir, comment en ces deux remarques La Bruyère dépeint-il d'une manière profane la coquette, aveuglée par elle-même, se donnant à voir et critiquant les autres, tout en laissant sous entendre un retour à l'amour de Dieu?

 

Avant de commencer il convient de se demander pourquoi étudier ces deux remarques de concert? Tout d'abord notons l'édition: toutes deux datent de la septième, celle de 1662 grossissant le chapitre « Des femmes » de quatorze remarques, alors que les remarques les encadrant sont de d'autres éditions. L'on comprend donc qu'il y a une réelle cohérence entre les deux et en effet, en plus de relever toutes deux du modèle emblématique de la coquette, l'on voit que, là où la septième remarque tient un propos général plutôt réflexif la seconde la sert en l'étayant par un portrait, de l'ordre du figuratif de fait, celui de Lise.

 

Lecture de la remarque 7.

 

Remarque 7: une remarque réflexive et générale.

 

  • Une femme coquette ne se rend point sur la passion de plaire, et sur l'opinion qu'elle a de sa beauté;

     

La première chose à remarquer est certainement cet indéfini débutant la remarque: « Une femme coquette», ce qui nous place directement dans l'ordre du propos général. Vous constaterez qu'en cela elle diffère d'emblée des remarques que nous avons étudiées puisqu'elle ne prend pas en charge un portrait spécifique.

 

Avant de rentrer réellement dans l'analyse je préciserai un point de vocabulaire. Souvenez-vous de Nicandre (remarque 82 de « De la société et de la conversation ») où l'on avait remarqué la métaphore militaire filée dans le texte. Nous pouvons préciser que chez les moralistes cette métaphore est parfois retrouvée dans ce sens où la vie humaine et les échanges humains peuvent être vus comme une guerre permanente. Ce type de métaphore se retrouve ici et dans le « ne se rend point », il faut comprendre cet acte de ne pas rendre les armes donc par extension de ne pas abandonner. Cette femme n'abandonne pas, ne perd pas de vue, en l'occurrence ici sa passion de plaire et l'opinion qu'elle a d'elle-même.

 

Il est de rigueur de se demander ce qu'est une « coquette »? Qui sont donc ces coquettes qui apparaissent dans de nombreuses remarques telles que la 18, la 22, la 41, la 44... du même chapitre? Je ne remonterai pas à l'étymologie pour l'instant mais je répondrai en citant La Bruyère. Alors qu'il semble recueillir les diverses « espèces » de femmes avec la curiosité de l'entomologiste, entre la femme galante, la femme faible, la femme inconstante et j'en passe, la coquette à la remarque 22 du même chapitre est définie comme une femme qui « veut passer pour belle ». Mais ne nous méprenons pas, ce n'est guère un passe temps ou quelque chose de faible envergure, non, pour la coquette, ce soucis d'être belle, ce fait de plaire, est une véritable « passion ».

 

Cette passion nous renvoie sensiblement à ERASME dans le sens où la passion et la folie peuvent aisément s'unir. Et de fait la Philautie, cet amour de soi-même, fait sa première apparition dans notre remarque. La passion de plaire c'est aussi ce miroir de vanité tel qu'a pu le décrire Michel FOUCAULT, ce miroir qui permet de s'adorer tel que l'on se rêve, ce miroir fonctionnant comme un emblème de la folie à travers cet amour démesuré de soi.

 

« Qui veut passer pour belle » nous disait donc la remarque 22. Un nouveau thème est lancé, nous nous situons dans un soucis du paraître mettant donc au centre les apparences. Et rien que dans ce début de texte l'on rencontre le verbe « plaire », le substantif « opinion » (même si c'est l'opinion qu'elle a d'elle-même). Notre coquette se trouve de fait placée dans un cadre mondain alors même que l'on va la découvrir par la suite dans l'intimité d'un cabinet.

 

Ces éléments semblent annonciateurs ce qui va suivre On imagine cette passion de plaire ne pouvant se satisfaire d'elle-même, et ayant besoin des autres: comme Iphis qui allait à l'Eglise pour être vu, on pense une coquette qui chercherait à plaire au regard des autres.

 

  • elle regarde le temps et les années comme quelque chose seulement qui ride et qui enlaidit les autres femmes;

 

Et en effet le verbe « regarder » apparaît. Mais comme pour le substantif « opinion » précédant où l'on pouvait s'attendre à une opinion qui aurait été celle des autres, là encore ce regard est celui de la femme coquette et non celui d'autrui. Mais pour le moment ce regard est pris en son sens figuré, « elle regarde le temps et les années ». De cette constatation on peut donc être amenés à se demander si la coquette a réellement besoin du regard des autres, ou tout simplement des autres. Elle semble se suffire à elle-même et cette passion de plaire prend les allures d'une réelle passion de soi comme nous avons déjà pu le remarquer. On en arrive en quelques sortes à la triste conclusion qui éclate dans le Misanthrope de Molière représenté pour la première fois en 1666: Célimène se préfère à Alceste, Alceste à Célimène et au final chaque personnage se préfère à tous les autres. La coquette se passionnant par elle-même se préfère elle aussi aux autres selon la même analyse.

Mais sans quitter notre livre regardons les Caractères de THEOPHRASTE, à la page 107, dans « De l'orgueil », il écrit: « Il faut définir l'orgueil une passion qui fait que de tout ce qui est au monde l'on n'estime que soi ». Vous conviendrez que l'on n'est guère loin de notre coquette ici.

 

Peut-être avez-vous été sensibles, à la lecture de cette remarque, au fait que le narrateur, contrairement à d'autres textes, n'apparaissait pas grammaticalement dans le sens où il n'y a pas de « je ». Mais il est omniprésent et cette phrase l'illustre: « elle regarde le temps et les années comme quelque chose seulement qui ride et qui enlaidit les autres femmes». Ce « les autres femmes » sous-tend très clairement, et donc avec une ironie satirique que le temps et les années rident et enlaidissent les autres femmes mais pas la femme coquette.

 

Et de fait La Bruyère n'en reste pas là, à cela il ajoute, narrateur extérieur à la scène, que la coquette

  •  oublie du moins que l'âge est écrit sur le visage.

Là encore ce n'est pas dit clairement mais l'image n'est pas longue à venir. On imagine aisément la coquette assise devant son miroir, dans l'intimité de sa chambre, en train de se farder, de s'orner les cheveux de fleurs, de se parler de perles... La coquette se faisant belle.

 

Mais a-t-elle conscience qu'elle use d'artifices pour paraître ne pas avoir son âge?

 

  • La même parure qui a autrefois embelli sa jeunesse, défigure enfin sa personne, éclaire les défauts de sa vieillesse: 

Arrêtons-nous quelques instants sur le substantif de « parure ». Il ne faut pas seulement entendre l'habillement d'une personne mais aussi ses ornements, ses bijoux. Lors de sa toilette la coquette se pare pour l'extérieur, elle se crée l'image qu'elle veut donner dans le monde. Cette parure, pouvant apparaître comme appartement à la théâtralité se place donc en tant que lien entre les coulisses (la chambre) et la scène (le théâtre mondain, la société).

 

Cette phrase est aussi intéressante par les réseaux d'oxymores que l'on y rencontre. En effet on a le verbe « embellir », qui s'oppose à celui de « défigurer » et au substantif « défauts ». Ici peuvent être utiles quelques remarques de grammaire. Soyons sensibles aux temps, « embellir » est au passé-composé, et par ce temps composé l'on peut lire l'aspect accompli donc dépassé de ce qui embellissait la jeunesse de la coquette là où « défigurer » est au présent.

Notons aussi, en ce qui concerne les verbes un point intéressant: le verbe « embellir » est utilisé pour désigner la « jeunesse » alors que celui de « défigurer » pour la « personne ». La jeunesse est beaucoup plus abstraite que la notion de personne que l'on peut se figurer, de fait l'aspect mélioratif du verbe « embellir » se trouve dégradé par le fait qu'il renvoie à une entité abstraite.

Et en ce qui concerne l'autre verbe positif de cette phrase « éclairer », il en perd tout ce côté en éclairant des défauts. Il exhibe les défauts de la vieillesse et n'est pas l'écho qu'il aurait pu être de la jeunesse.

Mais le jeu sur les mots ne se limite pas à la « jeunesse » qui débutait la phrase en effet est supplantée par la « vieillesse », inévitable, qui l'achève et qui de fait est l'impression qu'il nous reste.

 

Je ne me suis pas arrêtée sur la ponctuation jusqu'à maintenant mais il est intéressant de remarquer que la phrase précédente s'achevait par les deux points laissant place à une explication classiquement. Et suite à ces deux points:

 

  • la mignardise et l'affectation l'accompagnent dans la douleur et dans la fièvre;

 

Comprenez par « mignardise » une « affection exagérée de gentillesse et de délicatesse » et par « affectation » le fait d' « afficher une attitude peu naturelle et bien souvent peu sincère ». L'on retrouve ici notre contexte de théâtralité déjà suggéré par le substantif de « parure », et de fait la coquette semble, telle l'actrice faisant des mimiques, jouer un rôle en société: celui d'affecter d'être belle et gentille. Mais comme le remarque LA ROCHEFOUCAULD dans ses Maximes, à la 408: « Le plus dangereux ridicule des vieilles personnes qui ont été aimables, c'est oublier qu'elles ne le sont plus ».

 

Et tout comme pour sa « passion de plaire », la coquette prend très au sérieux ce jeu théâtral et ce mensonge d'apparences elle le maintient même « dans la douleur et dans la fièvre ». La Bruyère montre ironiquement que ce soucis du bien paraître est inhérent à la coquette et qu'il prévaut même sur sa santé: les apparences avant tout.

 

Voici venu le temps de la pointe de La Bruyère, ce qui conclut le modèle emblématique en deux temps que nous avions annoncé. Alors que l'on a vu ce portrait d'une coquette se ternir au fil des lignes et des années, la chute arrive et c'est tout naturellement qu'elle est hyperbolique et caricaturale, à l'image de la coquette.

 

  • elle meurt parée et en rubans de couleur.

 

C'est ce qui s'appelle un « passage à la limite ». Au dernier instant de sa vie, après la douleur et la fièvre, la coquette est encore une coquette. Elle est un peu comme Cliton de la remarque 122 de « De l'Homme » (p. 435) qui, je cite « n'a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui est de dîner le matin et de souper le soir » et qui « donnait à manger le jour qu'il est mort, quelque part où il soit, il mange, et s'il revient au monde, c'est pour manger ».

La coquette qui ne voit vieillir que les autres est convaincue qu'elle peut arrêter le temps et elle semble mourir sans même s'en rendre compte. Il y a ici une « déraison calculée » certaine.

 

Transition: Dans cette analyse l'on a donc pu constater que La Bruyère écrivait sur le « talent » dirons-nous, d'une coquette à ne pas voir la réalité. La haute estime qu'elle a d'elle-même nous avait permis de parler de la Philautie déjà rencontrée chez ERASME. Cette figure, exacerbée par le motif du miroir, est centrale dans la huitième remarque que je vais désormais vous présenter.

 

Notons avant de réellement commencer que cette septième remarque, qui avait surtout une portée réflexive comme je l'ai dit en titre, se terminait par le seul réel élément imagé qu'elle contenait, la coquette « parée et en rubans de couleur », ce qui amorce certainement la peinture de la remarque 8 qui, en complémentarité, a une portée figurative où le topos pictural est beaucoup plus présent.

 

Lecture de la remarque 8.

Montrer le tableau Allégorie de la vanité (ou La vieille coquette) de Bernardo STROZZI: cette femme a jadis était belle comme les servantes qui l'aident à se parer mais le temps a fait son œuvre et même les bijoux les plus somptueux n'y peuvent rien. Peut-être est-ce là notre Lise...

 

Remarque 8: une remarque figurative, donnant à voir.

 

Nous voilà de retour dans les portraits que nous connaissons. Ce n'est plus une femme avec un déterminant indéfini, mais Lise. Cette Lise existait déjà dans la cinquième édition puisque la remarque 56 en faisait déjà un suggestif portrait.

Lecture de la remarque 56.

Ici l'on est cependant face à une autre version, plus achevée.

 

  • Lise entend dire d'une autre coquette qu'elle se moque de se piquer de jeunesse et de vouloir user d'ajustements qui ne conviennent plus à une femme de quarante ans;

 

Dans cette phrase, bien qu'elle ne soit pas grammaticale, tout comme dans la remarque précédente, la présence du narrateur est palpable. En effet, elle entend dire « d'une autre coquette ». Nous nous doutons bien que Lise n'a pas conscience d'être elle-même une coquette. C'est donc ici la voix du narrateur. Remarquons qu'il n'en était pas de même pour la remarque précédente, bien que l'on aie vu une construction similaire à travers « elle regarde le temps et les années comme quelque chose seulement qui ride et qui enlaidit les autres femmes ». Cet « autre » était celui du point de vue de la coquette et non celui du narrateur.

Cette voix du narrateur se lit aussi dans le jugement dépeint, des « ajustements qui ne conviennent plus à une femme de quarante ans ». On voit donc ici le regard critique du moraliste.

 

Je pense qu'est venu le moment, que j'avais retardé toute à l'heure, de s'interroger sur l'étymologie du substantif « coquette ». Dans le dictionnaire étymologique l'on trouve ceci:

Coquet: XIIIe siècle, « petit coq ». En 1611 l'on croise le verbe « coqueter » signifiant « se pavaner comme un coq ». Et entre parenthèses, le verbe « caqueter » au XVIe siècle, d'où le substantif de « coquette », « femme qui caquette ».

Peut-être rien qu'à écouter ce parcours étymologique aurez-vous remarqué l'allitération en [k]. Et de manière assez comique elle se trouve aussi dans notre première phrase. Relisons la, on entendrait presque cette coquette caqueter ou bien encore le caquet mondain.

 

Dans cette phrase l'on retrouve le substantif d' « ajustements » qui rappelle celui de « parure » de la septième remarque mais aussi l'opposition entre jeunesse et vieillesse. Peut-être que ce substantif de vieillesse peut vous choquer puisqu'il est ici seulement question d'une « femme de quarante ans », mais il faut bien savoir qu'au XVIIe siècle la femme de quarante ans n'était pas celle d'aujourd'hui et qu'elle avait plutôt le physique d'une femme de soixante voire soixante-dix ans.

 

Et ces quarante ans

 

  • Lise les a accomplis, mais les années pour elle ont moins de douze mois; et ne la vieillissent point, elle le croit ainsi;

 

C'est une fois de plus un écho à la septième remarque. Là où la coquette regardait « le temps et les années comme quelque chose seulement qui rid[ait] et qui enlaidi[ssait] les autres femmes », Lise pense que les années ne l'atteignent pas, de même que la coquette mourrait sans même s'en rendre compte. La correspondance parfaite entre la coquette de la remarque 7 et Lise la place une fois de plus en tant que coquette.

Le verbe « croire » est à double sens, la coquette usant d'ajustements veut faire croire à son jeu, celui qu'elle est belle, tandis qu'elle-même se croit plus jeune que ce qu'elle l'est vraiment, ou tout du moins elle croit passer pour plus jeune auprès des autres. Ce verbe « croire » se place donc dans l'introspection, un regard une fois de plus tourné vers soi-même.

 

  • et pendant qu'elle se regarde au miroir,

 

Ici apparaît pour la première fois dans nos deux remarques, bien qu'il ait toujours été présent de manière implicite, le substantif de « miroir », celui que MOLIERE, à la scène 6 des Précieuses ridicules appelait « le conseiller des grâces ». Mais ce miroir n'est pas un miroir de vérité, c'en est un de vanité, il donne à voir à Lise ce qu'elle a envie d'y trouver.

Montrer le tableau Le miroir du diable, la coquette habillée, d'Antoine WIERTZ (XIXe siècle): Tout dans sa mise, dans sa tenue, montre la satisfaction de soi-même.

 

L'on retrouve ici la Philautie déjà abordée dans la remarque précédente, que ce soit dans le tableau que je viens de vous montrer ou dans cette phrase même. Cette admiration portée sur soi me permet d'introduire la notion d'  « idole ». Il semblerait que Lise se soit créé un idole, avec du rouge et des mouches sur le visage comme on le verra plus loin; cet idole c'est elle-même. L'on a vu en cours, que l'idole s'opposait au Dieu chrétien, et que La Bruyère était chrétien. L'on peut donc en déduire que le moraliste a moins pour but de charger la coquette que de s'en servir pour parler de chrétienté. Mais pourtant, me direz-vous, que ce soit dans cette remarque ou dans la précédente il n'est pas question directement de religion, au contraire du portrait d'Iphis qui commençait sur une scène de messe. Et de fait, Louis van Delft, dans Poétique parle à propos de ce portrait de « parabole laïcisée ». Pourquoi? La parabole se définit comme un « court récit allégorique, symbolique, sous lequel se cache un enseignement religieux »... Par ce portrait de Lise, qui on le verra à la fin est « ridicule », La Bruyère, malgré une présentation de manière profane, invite donc à revenir à Dieu et à ne pas se perdre dans sa contemplation. Rappelons-nous, même si ce n'est pas biblique, que de trop se regarder, Narcisse en est mort...

 

Je poursuis avec Louis van Delft qui, comme il l'est indiqué dans la note 2 souligne « la manière entièrement spéculaire » de cette remarque et particulièrement de ce passage. Par « spéculaire » il faut entendre « qui est produit par un miroir » justement. En effet, Lise est assise devant son miroir mais elle n'est pas la seule. L'on a déjà parlé en cours d'une « satire à détente multiple », on peut la retrouver ici. Si le mot « satire » dérange, l'on peut utiliser celui de « réflexion ». Lise, face à son miroir ne se voit pas telle qu'elle est. Mais ces Caractères de La Bruyère, bien qu'ils aient été écrits au XVIIe siècle, ne restent-ils, pour nombreux d'entre eux, extrêmement contemporains? Ainsi face à cette Lise, La Bruyère ne fait-il pas aussi le portrait du lecteur? Lise est donc devant son miroir mais le lecteur l'est tout comme elle. Et surement y a t il un message de La Bruyère ici: Lise est aveuglée, mais vous, ne le soyez pas.

Ce lecteur, ce spectateur placé face à un miroir est chose courante, et puisque l'on est lancé dans la peinture, voici un tableau qui l'illustre. Montrer le tableau La Vénus à son miroir, de Diego VELASQUEZ (XVIIe siècle): L'on peut voir une Vénus consciente de sa beauté et qui s'en émerveille, comme si cette beauté se suffisait à elle-même. De l'allégorie de la beauté l'on est passé à son narcissisme. Et ce qui est intéressant aussi c'est que l'on peut penser que Vénus nous voit dans le miroir tenu par Cupidon et qu'elle contemple l'effet que sa beauté produit sur nous.

 

  • (et pendant) […] qu’elle met du rouge sur son visage et qu’elle place des mouches,

 

Toute à l’heure nous avions dit que cette remarque était réellement empreinte du topos pictural, et de fait ici l’on peut voir une focalisation sur les détails avec la « mouche »de Lise ou bien encore dans le chapitre « Des Biens de Fortune », à la remarque 83, le « mouchoir » de Giton. De même pour le rouge, c'est aussi celui qu'Iphis mettait, mais rarement, sans en faire habitude. Cette remarque 8, contrairement à la 7 est beaucoup plus précise grâce à ce zoom en quelques sortes sur le visage de la coquette.

Puisque je parle de « zoom » et que l'on vient d'étayer le motif du miroir, il me semble à propos de vous renvoyer, si vous en avez l'occasion, aux annexes des Contes de PERRAULT où, dans « Le Miroir ou la Métamorphose d'Orante » l'on peut reconnaître dès le début, concernant l'un des trois frères d'Orante, un miroir concave ou « miroir ardent », qui représente les objets « plus gros, (et fait aussi sortir l'image au dehors jusqu'à son foyer) ».

 

Revenons à Lise, de son visage d’ailleurs on n’en voit ce rouge et ces mouches : les artifices dont Lise fait usage, comme si ce visage s'y résumait. Là aussi la théâtralité est centrale : Lise semble se déguiser avant de monter sur scène, de rejoindre le théâtre mondain.

L’on avait défini dans un cours précédent l’honnête homme comme celui qui avait « l’art d’être soi sans imposer son moi ». La coquette elle, n’est pas elle puisqu’elle se crée une image et refuse de se montrer telle qu'elle est, et son moi bien souvent elle l'impose. Je me réfère pour cela à la remarque 84 du chapitre « De l'Homme », où l'on a le portrait d'Argyre qui, emportée par la certitude de plaire, parle toujours et n'a pas d'esprit. Ainsi la coquette serait-elle aussi, et doublement, un modèle en creux de l'honnête homme, (doublement car la coquette est une femme).

 

Rappelez-vous la première phrase où nous avions été sensibles à l'allitération en [k]. Cette remarque est décidément un réel jeu sur les sons puisque l'on peut constater ici la récurrence de l'assonance en [ou] dans « rouge » et « mouches ». Louis van Delft, il me semble, voit en cela la moue de dédain de la coquette toujours en position de critiquer l'autre. Mais tout en gardant cette idée de moue l'on peut imaginer la coquette faisant la moue pour, justement, se teinter les lèvres. Ou bien encore la coquette faisant la moue, (ou les « grimaces et de contorsions » de la remarque 56) en se regardant devant son miroir, telle une actrice qui répèterait son rôle tout en guettant et corrigeant chaque variation de ses expressions: la coquette s'entrainant pour son entrée en scène une fois de plus.

 

  • elle convient qu'il n'est pas permis à un certain âge de faire la jeune, et que Clarice, en effet avec ses mouches et son rouge est ridicule.

 

Voici venue la chute de la remarque. Le début de phrase semble être l'écho de la première « Lise entend dire d'une autre coquette qu'elle se moque de se piquer de jeunesse et de vouloir user d'ajustements qui ne conviennent plus à une femme de quarante ans; ». L'on avait constaté l'aveuglement quant à son propre âge, et il est ici de retour. J'ai dit « écho de la première phrase » mais peut-être devrais-je dire « reflet ». La Bruyère, dans son portrait écrit une phrase qui se reflète ensuite dans toute sa remarque.

Notons seulement ce « pas permis » qui n'est pas sans faire penser au « Il y a du péril à contrefaire » de la remarque 56.

 

La première chose qui se donne réellement à voir, après l'entrée d'un second personnage, Clarice (qui n'apparait d'ailleurs qu'ici), est le retour du rouge et des mouches. Seulement l'ordre est inversé: pour Lise c'était d'abord le rouge puis les mouches, pour Clarice ce sont les mouches puis le rouge. Il y a donc une construction en chiasme. Et comme Monsieur Roukhomovsky m'en a fait la remarque, l'on peut voir ici l'effet d'un miroir renvoyant l'image opposée. Souvenez-vous dans Alice aux pays des merveilles de Lewis CARROLL, Alice s'interrogeant lorsqu'elle tient une pomme dans sa main gauche et que son reflet dans le miroir tient la pomme dans la main droite...

Ainsi par ce retournement de situation, la pointe remplit une fonction assez analogue à l'hyperbate (sauf qu'ici ce n'est pas grammatical) puisque par cet ajout l'on est invité à relire, et ce qui pouvait passer pour de la coquetterie, et c'est le cas de le dire, en devient ridicule.

 

Lise, à quarante ans, se moque donc de Clarice qui « fait la jeune ». Ce dont elle ne se rend pas compte, et ce dont nous l'on se rend compte grâce au chiasme notamment, c'est que Clarice en réalité est le miroir de Lise dans lequel cette dernière ne se reconnaît pas. Elle qualifie Clarice de « ridicule », sans se rendre compte que ce qu'elle critique elle le reproduit à l'identique. D'ailleurs à la remarque 56, le narrateur, grammaticalement présent pour le coup, n'hésite pas à dire «  et elle-même devient difforme, elle me fait peur ».

Cet achèvement par l'adjectif est réellement lapidaire puisqu'en tant que dernier mot il est celui que l'on retiendra. Tout comme notre coquette de la remarque précédente qui restait coquette jusqu'à sa mort, Lise reste dans le faux, qui atteint son paroxysme ici, jusqu'à la fin.

On pourra être sensible au fait que ce « ridicule » se trouvait déjà dans la remarque 56 « Lise, déjà vieille, veut rendre une jeune femme ridicule ». Elle voulait la rendre ridicule mais pourtant, dans la même phrase le verbe « imiter » était utilisé. En introduction j'avais dit que la remarque 8 était plus achevée que la 56 et c'est en ce sens que là où elle se contentait de chercher à « imiter » dans la remarque 56, dans la 8 elle est réellement le « miroir » d'une autre coquette.

 

CONCLUSION

 

En conclusion ces deux remarques sont réellement complémentaires et si j'ai fait une explication linéaire ce n'est pas pour les séparer mais pour ne pas dénaturer l'organisation de La Bruyère tout en montrant la progressivité entre les deux. Bien que l'on puisse se questionner, à la vue de ces peintures aux allures quelques peu misogynes, sur ce que La Bruyère a réellement voulu dire des femmes, peut-être que la question n'est pas là et qu'il faut en retenir, de concert avec Louis van Delft, cette notion de parabole laïcisée opposant la Philautie à l'amour de Dieu. Ou, sans considérer cet aspect religieux, penser avec MARIVAUX dans Le Spectateur français à la feuille 1, que se trouver, tel le lecteur, face à un miroir que serait la remarque, serait un genre d'expérience cathartique ramenant aux vraies valeurs. Je cite: «Si les portraits qu'on a fait de vous dans tant de livres étaient aussi parlants que l'est le tableau sous lequel il vous envisage […] [Alors] ces prestiges de vanité qui vous font oublier qui vous êtes, ces prestiges se dissiperaient, et la nature soulevée […] vous ferait sentir qu'un homme, quel qu'il soit, est votre semblable ».

6 mars 2011

L'homme de Kaboul, Cédric Bannel

 

kaboul

L'on m'a demandé de rédiger une chronique sur ce livre alors je le fais... Ah, ah, de quelle mauvaise foi ferais-je preuve ici si j'écrivais d'une manière aussi plate et vide de cœur! Mais je ne suis pas de mauvaise foi, bien au contraire: je suis très très enthousiaste et je tape ma foi fort facilement mes mains l'une contre l'autre pour applaudir! Vous devinerez le verdict: j'ai aimé!

Au départ j'ai manqué d'être sceptique. Premièrement parce que le format du livre m'avait l'air un peu encombrant, et qu'il n'était pas du genre que l'on peut discrètement glisser dans le sac à main et hop le ressortir à la moindre occasion (ou ne plus y penser, parce que justement, discret, il l'était trop). Secondement parce que quand je l'ai ouvert j'ai vu une carte de l'Afghanistan et je me suis dit: « Olala, ça va encore être une histoire politique avec des conflits auxquels mes connaissances ne me permettront pas d'accéder, parce que l'on a beau dire mais quand on lit 'Afghanistan', les images toutes faites ne tardent pas à venir d'elles-mêmes et elles ne renvoient pas forcément aux doux paysages que peut laisser suggérer la traduction de certains prénoms japonais... » Alors bon, ce premièrement et ce secondement me dérangeaient un peu parce que tout de même je m'étais engagée à lire le livre. Il faut que je vous dise cependant quelque chose: j'adore être engagée à lire quelque chose. Je veux dire, que ce soit au collège, au lycée, ou à la fac de Lettres, j'adore que l'on « m'oblige » à lire un livre, je ne sais pas pourquoi mais je ne peux m'empêcher de le savourer. Parfois je râle un peu, il est vrai, mais c'est toujours pour la forme, et le cœur n'y est pas... J'aime lire, ah ce que j'aime lire!

Mais revenons à nos moutons... Ce livre ne tient pas dans votre sac et encore moins dans votre poche? Parfait, vous ne l'en verrez que plus et vous ne pourrez pas dire « ah, benh c'est que je l'ai oublié dans un coin ». Il y a une carte au début? Et alors? On est bien gentil de vous la donner, et puis, si vraiment elle vous perturbe vous avez le droit de l'oublier, mais il n'est pas impossible que vous y retourniez de vous-même pour parcourir le pays avec ce cher Oussama Kandar. Vous avez peur des histoires politiques parce que...parce que quoi déjà? Ah oui, c'est compliqué...et puis parfois ça soulève des questions sur lesquelles on peut peiner à réfléchir assise à côté de femmes non voilées, d'hommes non armés, dans un tram neuf entouré de voitures non blindées roulant sur des routes goudronnées. Arguments recevables, je veux bien le concevoir, mais, mais... Il vous faut lire ce livre. Absolument. Et pour vous dire, dès l'instant où je l'ai commencé j'ai abandonné tout projet d'ouvrir les « Lettres » de Mme de Sévigné ou bien encore « Mélusine » de Jean d'Arras, ou encore « Le Premier homme » de Camus...et pourtant des pages cela en fait, mais tant pis, plus tard. De même j'ai arrêté l'heure du coucher fixée à 22h30 pour badiner avec l'heure de retour de Cendrillon, c'est pour vous dire...

Olala, je sens que le temps presse, je m'étais fixé un temps pour écrire cet article et voilà que... Ne m'en voulez pas, je déposerai donc mes idées un peu au fil de la plume, bon allez, du clavier... J'en reviens à vos (mes) inquiétudes concernant une politique mais aussi des mœurs, du vocabulaire qui pourraient nous dépasser. Et bien rassurez-vous, Cédric Bannel, nous a entendu avant même que l'on proteste. Et il nous explique tout, sans que pour autant on sente un air condescendant. Il nous explique et c'est agréable de ne pas avoir à se saisir de telle ou telle acceptation sur internet pour comprendre. C'est dit, alors on n'a plus qu'à savourer. Et puis il y a une histoire, que dis-je? deux histoires! , deux histoires qui tiennent en haleine, avec de vrais gentils, des méchants qui ne sont pas forcément ceux que l'on croit habituellement, et de faux méchants aussi, comme si Cédric Bannel nous disait d'arrêter avec nos idées reçues, et qu'il nous rappelait que la personne en tant qu'être humain n'est pas le groupe dans lequel elle se fond. Et puis il y a un aspect du livre qui m'a bien plu aussi, moi je suis une fille, et j'ai étudié (un peu) la question du féminisme dans certaines œuvres à la fac, alors je suis sensible à ce qui concerne les femmes, particulièrement, c'est comme ça. Et Malalai, la femme d'Oussama, elle me fait rêver, parce qu'elle défend la liberté des femmes, leurs droits, au péril de sa vie, et qu'elle croit en son combat dur comme fer. Malalai, elle est gynécologue, elle est l'une des rares femmes qui a pu conserver sa profession parce qu'elle n'a pas à être en contact avec les hommes. Puis Malalai elle a deux enfants qui ont quitté Kaboul, dont une fille qui vit au Canada et qui divorce. Et c'est fou de voir la différence de culture comme ça, sa fille divorce et elle, elle vit dans un pays où les femmes semblent n'être que de la marchandise. Parfois l'on se croirait dans un autre temps qui n'aurait rien à voir avec le contemporain, mais non, Cédric Bannel sait nous le rappeler, et comme je viens de terminer, je me réfèrerai à un passage vers la fin, lorsque l'on voit un jeune homme en train de mourir car il a le SIDA et que l'auteur nous explique les problèmes causés par la non acceptation des préservatifs (et de l'homosexualité).

En revanche, et je finirai sur cela, il ne faut pas que j'omette de vous dire que j'ai eu très peur. Non, non, attendez, pas la peur de devant un film qui fait peur justement, mais une peur du cœur, une peur qui fait que l'on craint de voir mourir un personnage auquel l'on s'est attaché. Si vous n'avez pas lu le livre, c'est le moment que je vous souhaite une bien belle journée, ou soirée et le bonjour, ou bonsoir chez vous... Si vous l'avez lu, poursuivons. Au début il y a Nick et Werner en Suisse, tous deux travaillent à l'Entité. Nick il n'est pas rassuré, Werner il est drôle: « On se croirait à Beyrtouth, dit Nick, tendu. C'est quoi cet endroit?  - L'envers du modèle suisse, mon pote ». Mais le problème, c'est que Werner, et bien Werner, il nous meurt entre les bras, comme ça, alors que l'on commençait tout juste à faire connaissance, et hop, nous lecteurs, on est quand même un peu perturbé. Après l'on est à Kaboul avec Kandar. Kandar il travaille avec deux personnes en particulier, deux bonhommes auxquels il tient sacrément. Et nous aussi du coup, puisque l'on adore Kandar. Mais ils meurent, tour à tour. Alors à partir de ce moment on commence à avoir peur, les deux amis d'Oussama morts puis ce choix aussi de deux histoires racontées en même temps... Pourquoi deux histoires avec un personnage central chacune? Pour qu'elles se rejoignent? Pour que l'une disparaisse? Lorsque le drone a Oussama en ligne je ne voyais pas comment il pouvait s'en sortir, mais vraiment pas. J'ai pensé laisser là le livre, mais non je n'ai pas pu, alors fébrilement j'ai fait quelque chose de pas très bien: j'ai tourné très vite toutes les pages du livre pour voir si je ne pouvais pas relire son nom par la suite. Mais horreur, je ne le voyais pas...argh mauvais yeux qui m'ont mal habituée à toujours sauter sur les bons mots...pas cette fois, ils m'ont laissée dans la crainte de voir périr mon cher « qomaandaan ». Mais non, Oussama, il est trop fort, et cette fois c'est Dieu qui l'a sauvé. En effet, quand le drone a lancé le missile, Oussama, avec son tapis s'était éloigné du véhicule pour prier... Je trouve cela trop beau, alors je terminerai sur ces mots !!

 

 

24 décembre 2010

Commentaire comparé : "La Nouvelle machine" de Grisar et "Bonjour Amérique" de Sandburg

AppleCake"La Nouvelle machine" de l'allemand Grisar et "Bonjour Amérique" de l'américain d'origine suédoise Carl Sandburg ont été rédigés à seulement quatre ans d'intervalle, 1924 et 1928. Cette proximité peut expliquer leur ressemblance, sans doute accentuée par la forme choisie:  le poème. Liés par une thématique unissant l'Homme à la machine, ces deux textes peuvent être interrogés dans la perspective de cette relation. Face à l'image dépréciative de la machine telle que le début de l'industrialisation avait pu donner, Grisar et Sandburg en offrent une nouvelle vision, qu'elle soit une machine humanisée ou une machine rendue moins effrayante par des gros plans. Ainsi revalorisée une réelle conciliation entre elle et l'Homme devient envisageable à travers sa simple naissance ou ses multiples services. Mais ne s'agit-il pas aussi de dépasser cette image simpliste d'une machine suppléante pour la placer en tant que véritable unificatrice des différentes classes de la société? 


I.    Une nouvelle image de la machine

    1. N'est plus un monstre se nourrissant de l'homme

     Alors que l'industrialisation a pu être source de nombreuses critiques Erich Grisar et sa « Nouvelle machine », Carl Sandburg et son « Bonjour Amérique », tout deux écrivains du XXème siècle ont su montrer une image nouvelle de la machine, ne se nourrissant plus de l'Homme, n'étant plus ce monstre aspirant la vie d'êtres devenus anémiés. Peut-être que le nom de Grisar évoquera aussi son « Die fabrik », soit « L'usine » et l'on se souviendra de fait de l'image de l'usine comme d' un monstre à la gueule gigantesque se nourrissant d'énergie humaine. Mais ceci était l'ancienne machine nous dit Grisar, pas cette « nouvelle » dont il parle ici de manière si positive. Cette nouvelle machine qui a contrario est humanisée est omniprésente dans son poème. A trois reprises est écrit qu' « elle  marche ». Ce « elle marche », occupant un vers à lui seul signifie que la machine fonctionne, mais lorsque dans les vers  " C'est comme une marche dans la libre campagne / Et d'ailleurs c'est une marche", cet acte de fonctionner, de marcher, cet acte substantivé prend un autre sens. La syllepse ouvre place à une humanisation réelle dans cette manière de déplacement propre à l'homme. Mais aussi l'on peut lire plus loin dans le texte que cette machine est d'abord née "être à sa naissance", comme quelque chose de vivant, comme un « être » nous dit-il encore: « Quelqu'un sensible à cet être ». Même ses « pistons brillants halètent ». Même la place de l'homme en tant que « maître », « Vibre la voix du maître / Attente pour lui aussi. » paraît comme un réel apprivoisement de cette machine qui ne fait plus peur.
Si Grisar renverse la vision de perspective de la machine, passant du monstre à l'être vivant, Sandburg pour sa part ne va cependant pas jusqu'à l'humanisation. En effet les seules traces d'une possible humanité de la machine résident en deux vers " les moteurs qui [...] crient", "la chanson geignarde de l'hélice dans le ciel", avec le verbe « crier » et l'adjectif « geignarde » qui sont normalement attribués à des comportements humains. Mais la machine n'est pas non plus perçue négativement chez le poète, seulement sa stratégie pour la rendre moins effrayante est différente de son contemporain. Là où Grisar assistait à sa naissance, Sandburg semble travailler sur un gros plan, un peu à l'image de la peinture de Picabia « Machines tournez vite »; ainsi la machine décomposée en  « Embrayages, freins et essieux, /  Engrenages, allumages, accélérateurs, / Manettes et suspensions et amortisseurs ». Ainsi les parties isolées sont rendues moins impressionnantes qu'une énorme machine dominant l'homme. Sandburg traite donc d'une machine vue par son utilité pour l'homme.

     2. L' «éloge » de la machine

     Que ce soit chez Grisar ou chez Sandburg la machine devient moins inquiétante, moins imposante. Bien qu'il ne soit question exclusivement de la machine sur seulement vingt vers des soixante-cinq de Grisar, on peut tout de même y lire un véritable éloge de « la grande machine ». Son apparence n'est plus sale, elle a  "les roues brillantes" et "les pistons brillants" de concert. Et le plus important, elle est active pour aider l'homme comme en témoigne la suite de verbes de la quatrième strophe, elle "délie, prend les fardeaux, élève, éveille, rend joyeuses nos corvées, donne sens à notre être...". La machine n'est pas seulement un instrument, elle est une « œuvre », œuvre peut-être car complexe, constituée "minutieusement [l'assemblage de] la centaine de pièces" faisant sa qualité. Et devant tant de finesse il paraît naturel que « tous les yeux brillent ». Quant à Sandburg l'éloge de la machine n'est pas direct; seul un tiers du poème n'a pas trait à l'homme directement, et de fait la machine ne semble que devoir se contenter du second plan, derrière l'homme. Toute apologie de la machine se trouve en effet toujours reliée à celui à qui elle sert et celui qu'elle sert. Sont louées sa force surhumaine "Les arbres s'affaissent vers nos outils", sa précision "Nous taillons le bois à la forme voulue" et particulièrement sa vitesse que nous détaillerons par la suite. Alors que dans les critiques de la machine revenait souvent son vacarme assourdissant, ici son bruit devient rassurant avec "le vrombissement du camion sur la route". Il apparaît donc que chez Grisar la machine était, en elle-même digne d'éloge, alors que chez Sandburg elle l'est seulement grâce à l'homme qui la maîtrise "nous sommes les maîtres (X6) "nous maîtrisons" (X2). En conclusion, pour lui les hommes font, la machine aide, rendant plus exact , plus rapide et moins difficile le travail. Une fois de plus chaque chose vient de l'homme, "de nous", "nous qui savons", la machine suit et la machine est toujours associée à ceux qui l'ont créée comme en témoignent les déterminants possessifs « nos outils, nos mains ».

    3. Mais des restes d'une industrialisation déshumanisante

    Il est opportun de se questionner cependant, dans des textes où triomphe une vision positive de la nouvelle machine, sur l'emploi de mots ne s'inscrivant pas dans ce sens. Grisar, qui écrit sur « La nouvelle machine », comme l'indique le nom du poème ne répond pas à ce questionnement. En effet, comme nous l'avons déjà signalé, cette machine étant nouvelle elle se pose en contraire à la machine ancienne qui exploitait l'homme, donc elle est censée s'illustrer par ses points positifs. En revanche chez Sandburg on remarque, alors que sa poésie est plutôt réputée pour son utilisation des mots du quotidien, un élément pouvant sembler ésotérique dans les deux derniers vers.  En effet, alors que la vitesse est au centre de tout le poème où elle est véritablement louée, le poème s'achève sur « Nous sommes les maîtres; blâmez-nous / les maîtres de la vitesse ». Alors, éloge de cette vitesse et donc de l'Homme l'ayant permise indirectement, ou blâme de ce même Homme? Peut-être peut on se souvenir de toute cette poésie qui regrettait que l'industrialisation ne laissait plus le temps...de prendre son temps justement, comme l'écrivait le poète française Alfred de Vigny par exemple dans « La Maison du berger » en 1842. Ainsi cette vitesse admirée pour son efficacité est peut-être à relativiser quant à la déshumanisation qu'elle peut aussi engendrer... Mais retenons principalement de ces deux poèmes leur vision méliorative.

II. La conciliation entre l'homme et la machine

    1. La machine naissant de l'homme...

        Cette nouvelle image de la machine décrite semble au fil de nos deux textes naître d'un rapport beaucoup plus personnel, quasi anthropomorphique parfois même chez Grisar, entretenu entre elle et l'homme. Nous avons étudié dans l'écriture de Grisar une humanisation de la machine. Cet aspect peut-être étayé par la description d'une machine naissant de l'homme, ce "être à sa naissance" que nous avons déjà relevé. Dès les premiers vers l'on a ce « Contact! » puis l'attente frémissante de son premier signe de « vie » pourrons nous dire, et enfin le « à présent une secousse ». Cette machine née de l'homme est construite par lui "construire la machine", et dans la cinquième strophe on en voit les étapes, simplement nommées, passant de l'ébauche des plans à leur exécution. Il peut être intéressant de noter que Grisar écrit « Nous vivons en elle », insistant sur une machine qui serait née de chacun d'entre eux, comme un enfant ayant dans son phénotype celui de ses parents. La machine elle, n'a pas deux parents mais est un « tout [qui] n'est produit que par l'union des mains".
Cette union des mains nous permet de glisser sur le poème de Sandburg où l'on peut lire tous les éléments de technique « ven[ant] de leurs [mains], à [eux] » ainsi que chaque outil, détail technique « ven[ant] d’[eux] ». Si Grisar différenciait les ingénieurs des dessinateurs et des ajusteurs, Sandburg les unit en une totalité globalisante ayant donné naissance à la machine.  "Nous, les hauts concepteurs et les nourrisseurs automatiques, / Nous, avec notre tête, / Nous, avec nos mains".

    2. …dans la difficulté...

     Mais cette naissance ne s'est pas faite sans peine, Grisar insiste sur le considérable travail l'ayant précédé. On croise tout NatureMachineau long du texte un réelle isotopie de la difficulté à travers une longue durée « La grande machine/ Sur laquelle nous avons travaillé si longtemps », née de « mois d’efforts sans fin » mais aussi à travers l'éreintement humain "car chaque machine, créée dans la sueur / des mains sans repos",  «  Et chaque soir sortir après des efforts douloureux ». A travers le vers de la quatrième strophe « Oubliés la faim, les chicanes et le besoin » se poursuit cette difficulté qui, malgré le sens du participe passé, n'est pas élidée, bien au contraire, ces termes apparaissent comme mis en incise. Temps, fatigue mais aussi nombre, Grisar est sensible aux nombreux hommes y aillant travaillé « (un d'entre) beaucoup ».
Sandburg ne dépeint pas la difficulté due à l'effort mais celle d'un travail répété. Le point central est cette lascivité face à un travail qui ne change pas. « La litanie silencieuse des ouvriers continue » semble apparaître comme un leitmotiv redit mot pour mot à seulement cinq vers d'intervalle et cela dès la première strophe. Répétition du travail mais aussi répétition du vers, là où la forme rejoint le sens... Trois vers avant la fin il est question d'un « long chemin », à première vue il s'inscrit comme le double miroir antithétique du « vol court » , « court » répondant à « long » et «vol » au « chemin » terrestre. Il est cependant possible d'interpréter un peu plus librement ce relevé, en l'inscrivant dans le cadre de la difficulté, en effet exclu d'un contexte immédiat, parler d'un « long chemin » est bien souvent une métaphore des obstacles pouvant ralentir la concrétisation d'un projet.

3. ...le récompense...

    Et comme si la machine s'en était « voulue » d'avoir causé tant de tourments à ses créateurs, sont décrites clairement, que ce soit chez Grisar ou Sandburg les « récompenses » qu'elle leur offre. Chez Grisar elle se propose comme soutien voire parfois véritable suppléante. Ainsi lorsqu'elle fonctionne pour la première fois on peut lire une sincère marque de soulagement à travers la « Détente sur tous les visages ». Rien que sa naissance  « Apporte du changement dans la monotonie des jours / Rend joyeuses nos corvées, / Donne sens à notre être ». Puis, comme nous l'avions déjà soulevé dans l'éloge de la machine, c'est par une véritable suite d'actions qu'elle allège le poids reposant sur les épaules d'un homme libéré: elle « Délie les mains de la bâche, / Délie les pauvres du travail, / Prend les fardeaux au dos des hommes haletants / Élève les yeux aveuglés. / Éveille les hommes.". De même, lorsque l'on lit à quatre reprises le « Ruck, tuck, tuck, tuck », ce « même rythme agité» n’est plus celui d’un homme répétant invariablement un même travail mais celui de la machine le remplaçant dans cette répétition, cette agitation semble presque enthousiaste.
Les machines de Sandburg quant à elles sont une récompense par l'augmentation de la vitesse de travail dont les dérivations de lexique parsèment le texte:  "nous sommes les maîtres de la vitesse" avec le substantif "vitesse" répété par trois fois et  accentué par sa position en fin de vers. L'adverbe « vite » quant à lui semble comme scandé, il est repris à six fois, toujours doublé, et l'insistance, en plus d'être traduite par la répétition l'est aussi par la graphie, en effet les « vite vite » sont toujours précédés d'un tiret central, et l'on en  rencontre une paire au centre de la première strophe « Vite, vite. » occupant un vers à elle seule, autonomie encore plus gagnée par le point qui la clôture. La machine se fait donc outil de travail démultipliant la rapidité des actions entreprises, mais pas réellement compagnon comme cela semblait être le cas avec Grisar. En résumé l'homme reste le maître, la machine se pose comme instrument lui permettant de tout contrôler, que ce soit le ciel, la terre ou l'eau «l'hélice dans le ciel », « le camion sur la route », « les turbines traversant le Grand Lac » comme si la machine donnait à l'homme une sensation de toute puissance.

III. La machine unissant les hommes

1.    Naissance de la machine grâce à la coopération: un travail collectif

     Nous avons donc réfléchi au premier pas menant à une nouvelle considération  de la machine résidant dans une conciliation entre elle et l'homme. Mais l'on peut porter plus loin cette réflexion en accroissant le rôle de la machine, à travers une machine qui unirait les hommes.  Dans un premier temps décrivons la naissance de la machine grâce à la coopération, un travail collectif. La relation antithétique entre l'un et le multiple chez Grisar est omniprésente, le « nom d'un seul » est effacé face par la multitude. Par la suite il est question d'un travail réunissant chaque concepteur de chaque étape qui nécessite une coordination. Alors que de la pensée à la concrétisation avec les « ingénieurs, dessinateurs, ajusteurs, grutiers » la distinction entre les concepteurs se trouvait illustrée dans leurs appellations, on la voit ensuite noyée dans l'unité, unité non pas comme un seul être « Quelqu'un […] a gravé son nom dans une traverse », mais comme un seul corps, d'où un détachement certain du pronom de la quatrième personne « nous » sur le texte.  Ce pronom personnel récurrent et pluriel apparait à quatre reprises et est mis en incise par le changement graphique de l'italique dans la dernière strophe « Nous avons créé cette œuvre / Nous vivons en elle ». Ce travail collectif s'observe aussi à travers le déterminant « tous » dans « sur tous les visages ». Les trois vers « Et malheur à ceux / Qui l'oublient; / Car aucun individu ne vit sans le tout » étayent notre étude antithétique de l'un effacé par le multiple. En effet ils apparaissent comme une sentence adressée à ceux qui oublieraient l'importance d'un travail de coordination et non celui d'un seul. En conclusion Grisar fait de ce travail de longue haleine aboutissant à la construction de chaque machine une véritable « leçon d'humanité », notamment à travers sa dernière phrase pouvant être lue comme un élargissement sur le monde, comme un détachement de la machine « l'union des mains bénit l'humanité », après que la machine l'ait poussé sur cette voie en « éveill[ant]  les hommes qui un jour libèreront le monde ».
La récurrence du « nous » chez Sandburg est encore plus flagrante que chez Grisar où il apparaît douze fois! Le « nous » anaphorique, réellement répétitif, introduit six vers de suite, comme si cela était clamé, il est à noter que cette situation en exergue donne la priorité une fois de plus à l'homme et non à la machine. En revanche, à la différence de Grisar  il n'y a pas d'opposition par rapport à un seul homme. La machine comme naissant d'un travail collectif se donne même à voir dans la diversité des travaux, qu'importe qu'il y ait ceux  qui sont dans le ciel, sur la route, sur l'eau, tous sont réunis par la vitesse permise par la ou les machines.

2.    Un vocabulaire technique commun à tous

    Le texte de Grisar contient les mots « levier, pistons brillants, roues, une traverse » alors que celui de Sandburg est beaucoup plus abondant dans le vocabulaire technique qui foisonne réellement et dont il est question dans sept vers quasi complets sur les vingt sept du poème. Dès le troisième vers l'on peut voir trois triades « Embrayages, freins et essieux,  / Engrenages, allumages, accélérateurs,  / Manettes et suspensions et amortisseurs » puis « Essieux, embrayages, leviers, mécanismes » et enfin « hélice », « turbines », « écrou », « boulon », « barre », « vis »... Alors que les hommes étaient un tout, les machines sont prises dans leurs détails. Pourquoi remarquer ce vocabulaire alors que l'on s'interroge sur une machine unissant les hommes?  Que ce soit celui qui a dessiné une pièce, celui qui l'a créée ou celui qui s'en est servi, cette pièce portera toujours le même nom, et ce nom, ce vocabulaire technique admis par tous peut être en faveur d'une perspective d'effacement des classes, donc d'une union à une échelle encore plus grande.

    3. La machine comme source d'inspiration littéraire

    Le vocabulaire technique nommant les détails de la machine contribue donc à l'union des hommes qui sont en relation avec elle. Mais la machine unit aussi les travailleurs à ceux qui la dépeignent. Souvenons nous de Sandburg et ses nombreux voyages où il récitait des poésies en bleu de travail par exemple. La machine peut de fait être vue comme source d'inspiration poétique. Grisar, blessé durant la première guerre mondiale s'est dirigé vers l'écriture et de son expérience dans les usines, les aciéries il a composé de la poésie ouvrière dont nous avons ici un extrait. Reprenons chez lui la sorte de morale ou maxime, digne des grands écrits classiques en fin de texte. On peut y lire comme une imitation d'une issue Classique ouvrant sur un thème haut traitant de l'humanité. Seulement, et comme nous l'avons déjà soulevé lors de notre réflexion sur le travail collectif, cette humanité, définie dans les dictionnaires comme « constituant un tout, un être collectif » ne doit son harmonie qu'à la machine. On voit donc un thème haut concernant l'homme atteint par un moyen bas, la machine, ce qui n'est peut-être pas sans faire penser à la peinture d'Adolphe Von Menzel «Laminoir, Cyclopes modernes », où le peintre se basait sur quelque chose dont le public était accoutumé, respectant ainsi les grands codes afin de l'aider à adopter un nouvel angle de perspective sur des sujets non connus et non reconnus. En peinture, la mythologie  par exemple était cette chose dont on était habitué, et en littérature les « grandes questions » épistémologiques ou existentielles n'ont jamais cessé d'être posées... De fait par ses vers Grisar propose une vision de l'humanité renouvelée où le travail autour de la machine serait vu comme un défi faisant ressortir la valeur collective de travailleurs unis.
Quant à Sandburg l'enjeu est moins anthropologique, toujours en se référant au vocabulaire technique, on voit un véritable jeu de mots avec les différentes parties de la machine, n'étant plus prise comme un tout mais dans son intérieur, dans ses rouages, elle est mise à nu et l'auteur semble jongler entre les différents détails la constituant. Sandburg utilise en effet un rythme saccadé, ternaire, puis il inverse l'ordre des mots, comme s'il invitait à percevoir le travail poétique sur les sonorités, qu'elles soient dans la traduction ou dans la langue d'origine.  Ainsi, autour d'une machine désarticulée, mise hors contexte, Sandburg montre que l'on peut faire de la poésie.

       
            Ces deux poèmes unissant l'Homme à la machine se présentent comme une poésie sociale où le rapport plus personnel de l'Homme ayant dompté sa création invite à repenser le travail ouvrier et ses conditions. De fait il en résulte que, dépassant une coopération utile et efficace entre l'Homme  et la machine, la technique peut ouvrir la voie à une nouvelle conscience ouvrière basée sur une union des mains qui renouvellerait l'humanité des travailleurs. Mais sous l'égide d'une charge de plus en plus importante, n'est-il pas à craindre que cette humanité se perde peu à peu, la machine tendant de plus en plus à remplacer l'Homme?




Pour les images de ce post, voir: http://desertfish-thought-a-day.blogspot.com/2008/05/may-1-2008.html





Publicité
Publicité
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 > >>
Publicité
ღ♥  Mon aire de repos  ღ♥
Archives
Publicité