Fontenelle, 3ème soir
Entretiens sur la
pluralité des mondes _ Fontenelle _
3ème
soir _ ORAL
A.
Calame « Si [les Entretiens] ont perdu leur valeur de manuel
d’astronomie, ils restent un chef d’œuvre littéraire de premier
plan ».
I.
Situation du texte
- L’extrait
que je me propose d’étudier s’inscrit dans le cours concernant
«Fontenelle et l’astronomie galante ». Je commencerai par une
citation de Flourens qui prolonge bien cette idée « Fontenelle a le
double mérite d’éclaircir ce qu’il peut y avoir d’obscur dans
les travaux de ceux qu’il loue, et de généraliser ce qu’ils ont
de technique […], c’est un homme d’esprit, qui connaît assez
les sciences pour en parler agréablement et exactement, mais qui n’y
a pas pénétré assez profondément pour risquer d’être abstrait
et obscur ».
- Il faut savoir
que la digression que nous allons étudier n’existait pas dans les
premières éditions de 1686 et 1687 mais qu’elle a été rajoutée
en 1742. Nous verrons par la suite en quoi elle s’inscrit dans la «
pédagogie » du philosophe, et en quoi cela la différencie d’un
simple « extrait », détaché d’un ensemble.
-
Nous sommes donc le troisième soir, le philosophe se propose
d’entretenir la Marquise sur les « Particularités du monde de la
Lune, Que les autres planètes sont habitées aussi ».
-
Précédemment le philosophe a « offert un assez grand champ à
exercer l’imagination [de la marquise] », en lui annonçant que
les planètes étaient vraisemblablement peuplées. La Marquise
demande quelque chose de « plus déterminé *».
*
Déterminisme: "Système d'après lequel les phénomènes de la
nature sont fatalement produits par un enchaînement nécessaire
d'antécédents et de conséquents, de causes et d'effets".
II.
Lecture du texte
III. L’économie du texte
Cet extrait a une certaine autonomie puisque c’est une «
petite histoire » à lui seul, comme le philosophe le glose après
notre étude, c‘est « l’histoire naturelle des abeilles ». A la
première lecture on pourrait penser à une fable de La Fontaine.
Rappelons que cette digression date de 1742 et que les premières
Fables de La Fontaine remontent à 1668, on notera de plus l’intitulé
d’une fable de son premier livre « Les frelons et les mouches à
miel ».
Il est de
rigueur de s’interroger sur ce qu’est une fable. Dans une préface
d’Yves Stalloni des Fables de La Fontaine pour les collégiens il
est écrit: « Chaque fable se propose de raconter, à des fins
édifiantes, une histoire dont le décor est essentiellement la
nature et les acteurs des animaux, parfois des hommes. La fable se
fait le plus souvent en deux temps: d’abord une narration qui
illustre une situation de la vie sociale, puis une morale. » Pour ce
qui est du « lieu de l’action », c’est La Fontaine lui-même
qui peut nous répondre dans sa fable « Le bûcheron et Mercure »:
« la scène est l’univers », cadre dans lequel Fontenelle
s’inscrit volontiers. Nous retiendrons de La Fontaine pour cette
digression dans un premier temps la narration illustrant la vie
sociale et en second temps un récit à des fins édifiantes
(instruire et plaire: deux exigences prêtées à l‘art par l‘ère
classique). Cependant notons que pour Fontenelle il est plus
précisément question d’instruire que de moraliser.
Mouvements
du texte
On distinguera deux
mouvements:
1)
Ce qui pourrait correspondre à l’incipit de l’histoire (jusqu’à
la fin de la page 117) où le philosophe présente les principaux
actants sans cependant les nommer. Sous l’apparence d’une
description ethnographique sont décrites leurs principales
caractéristiques vantant essentiellement leurs vertus. Le narrateur
philosophe, suggérant une intervention adversative et interrogative
de la marquise poursuit son histoire en s’immisçant dans les
coutumes de ses « personnages », comme dans le discours narratif il
n‘hésite pas à conclure ce paragraphe par ce que l‘on a coutume
d‘appeler « un rebondissement ».
2) Puis le récit prend pleinement sa tournure métaphorique
lorsque le voile de l’identité du groupe conté est levé: ce qui
est présenté tout au long comme une description ethnographique est
finalement identifié comme description
entomologique*.
Entomologique*:
relative aux animaux articulés, spécialement aux insectes.
La cohésion du texte est assurée par l’apparence de
dialogue entretenu par le philosophe qui va jusqu’à devancer la
marquise dans ses interventions. Les galantes protestations venant
sans cesse orner et rompre le discours scientifique illustrent une
philosophie qui ne doit pas ennuyer.
IV. Le projet de lecture
Ce qui nous permet de dégager l’idée directrice du texte
sous la problématique suivante:
-
Comment, par un processus d’anamorphose, sous l’apparence
d’une histoire rappelant la fable, Fontenelle parvient-il à
éduquer le regard de la Marquise à l’extrême diversité produite
par la Nature et à la convertir à sa théorie des mondes habités?
V. L’explication
(linéaire)
1) Une
description ethnographique sous l’apparence d’une fable
(étrangeté des mœurs).
En débutant par « Il y a dans une planète, que je ne vous
nommerai pas encore » Fontenelle forme une sorte de suspens, fidèle
au schéma narratif qui se dessine. Alors que le philosophe venait de
« se résoudre à ne rien cacher de ce qu’il [savait] de
particulier », il commence par un non dit. On peut imaginer ainsi
qu’il va faire suivre à la marquise un raisonnement
déductif, une sorte de « parcours initiatique » à la manière
d’une exploration scientifique. Il assure cependant à la marquise
que cette énigme première sera résolue par l’adverbe « encore
». L’utilisation du déterminant indéfini « une » devant «
planète » fait écho à la pluralité des planètes donc des mondes
(ce qui nous renvoie au titre). On notera aussi l’abondance du
présent de narration qui, rappelons-le, est employé dans les récits
pour donner un relief particulier à un fait en le rendant plus
présent à l'esprit du lecteur ou de l'auditeur.
-
Après avoir défini un cadre spatial à son histoire apparaissent
ses premiers personnages qui sont appelés très approximativement
par le substantif « des habitants ». Il faut remarquer que dans le
dictionnaire de la langue française, l’habitant est décrit comme
un « être vivant occupant un espace », rien ne limite donc les
habitants à être uniquement des hommes comme l’histoire peut le
laisser suggérer. Ces habitants ont la particularité de présenter
de nombreuses vertus « très vifs, très laborieux, très adroits »
accentués par l’adverbe anaphorique « très ». De plus il ajoute
qu’ « ils sont entre eux d'une intelligence parfaite, travaillant
sans cesse de concert et avec zèle au bien de l'Etat ».
Puisque nous connaissons « l’issue » de l’histoire nous pouvons
dès maintenant remarquer que Fontenelle, un peu à la manière d’un
biologiste sème déjà quelques mots comme « vifs, laborieux, zèle,
travaillant sans cesse… » qui conduiront à son coup de théâtre
final.
- Sur un ton égal,
qui porte à sourire, le philosophe relève cependant qu’ « ils ne
vivent que de pillage, comme quelques- uns de nos Arabes, et c'est là
leur unique vice. ». On peut s’interroger sur la signification du
substantif « arabe ». Dans les dictionnaires du XVIIème
siècle, et dans un style familier on trouve « dur, âpre au gain,
usurier ». La valeur péjorative reflète l’image sociale des
corsaires barbaresques qui rançonnaient les puissances chrétiennes
d’où le fait que le terme « arabe » soit ici associé au «
pillage » qu’exerçaient ces pirates. Cependant cette connotation
négative est nuancée par l’adjectif possessif axiologique «
notre ».
- « et surtout
leur chasteté est incomparable; il est vrai qu'ils n'y ont pas
beaucoup de mérite, ils sont tous stériles, point de sexe chez
eux». Le dictionnaire de Furetière, dans la définition de
l’honnêteté des femmes place la chasteté en tête de liste,
avant la modestie, la pudeur, la retenue. En attribuant ici cette «
qualité » à tout un peuple « tous » Fontenelle lui fait perdre
son caractère de vertu puisque ce n’est même pas un choix mais
imposé par la stérilité. Le ton badin se trouve accentué par la
tournure de la phrase « et surtout leur chasteté est incomparable
», avec l’insistance à deux fois renouvelée par le « surtout »
et « l’incomparable ». Pour poursuivre sur les éléments
de réponse glissés par Fontenelle on relèvera la question de la
stérilité. On sait qu’en dehors de leurs reines les fourmis et
les guêpes sont neutres mais aussi que les ouvrières de la ruche
d’abeilles sont stériles hormis la reine.
-
« Mais, interrompit la Marquise, n'avez-vous point soupçonné qu'on
se moquait en vous faisant cette belle relation ? Comment la nation
se perpétuerait-elle ? » La remarque incrédule de la marquise
vient rompre avec le discours du philosophe qui revêtait les allures
d’une fable, relevant de la fantaisie plus que de la description.
Cette intervention donne une légèreté nouvelle à l’histoire qui
se présente désormais dans la continuité des dialogues voulus par
Fontenelle. En effet, dans le dossier précédant l’œuvre on peut
lire que pour Fontenelle « la nature des dialogues indique assez que
la jouissance intellectuelle consiste aussi et avant tout à être
partagée ». La Marquise peut d’amblée être vue comme une
métonymie du Monde mais aussi des lecteurs. De plus, elle
représente, sinon une lectrice, une auditrice « idéale » conforme
à l’intention du philosophe puisqu’elle semble réellement
modelable. On notera que d’une problématique principalement
centrée sur l’astronomie l’on se retrouve face à une
problématique biologique avec cette question de la nation qui se
perpétue.
- « On ne
s'est point moqué, repris-je d'un grand sang-froid, tout ce que je
vous dis est certain, et la nation se perpétue ». Le fait que cela
soit « certain » semble annoncé comme une donnée immuable à la
manière des arguments d’autorité cités par Cyrano de Bergerac
dans l’incipit. Le philosophe qui se montre pourtant très délicat
dans son discours se fait soudain plus imposant, forçant ou modelant
l’esprit de la Marquise à admettre quelque chose sans qu’elle
puisse cependant, à première vue, en avoir la certitude.
-
« Ils ont une reine, qui ne les mène point à la guerre, qui ne
paraît guère se mêler des affaires de l'Etat et dont toute la
royauté consiste en ce qu'elle est féconde[…] Elle a un grand
palais, partagé en une infinité de chambres». On assiste ici
à un réel brouillage des registres, le vocabulaire politique que
l’on avait déjà rencontré précédemment avec les substantifs d’
« État » et de « nation » se trouve amplifié, il est question
de « guerre, affaires de l’Etat, royauté » et d’autre part le
dessin d’une ruche prend forme de plus en plus clairement « reine,
fécondité, grand palais, infinité de chambres… ».
-
«Je vous entends, Madame, sans que vous parliez. Vous demandez où
elle a pris des amants ou, pour parler plus honnêtement, des maris.
» Fontenelle poursuit son discours galant, ou pour ne pas heurter la
sensibilité de la marquise il se reprend en mettant en avant le
caractère de l’honnête « pour parler plus honnêtement ». On
voit ici l’attention portée aux mots, en accord avec la langue
mondaine pratiquée par Fontenelle dans ses Entretiens.
-
« Il y a des reines en Orient et en Afrique, qui ont publiquement
des sérails d'hommes». Ce qui importe ici n’est pas de se
demander quelles étaient ces reines mais plutôt ce que peut
signifier ce « sérail d’hommes ». Lorsque l’on fait quelques
recherches, ne serait-ce que sur Internet on ne trouve que très peu
de références. Par définition le « sérail » est un lieu où
réside des femmes. Ainsi par cette appellation Fontenelle procède à
un genre de renversement d’un « lieu commun ». Les hommes se
trouvent à la place des femmes dans ce sérail permuté. Peut-être
que cela vous rappellera l’incipit de Cyrano « la Lune est un
monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune » où l’on
pouvait deviner l’image différente de quelqu’un qui serait sur
la Lune.
- Dans la suite de notre
premier mouvement le vocabulaire politique est de plus en plus
contaminé par un plus proche de l’apiculture, l’appellation de «
reine » vaut pour les souveraines humaines mais aussi dans le règne
animal. En effet on a coutume de parler de la reine des fourmis, des
abeilles… A ce propos nous noterons par exemple que quelques pages
plus tôt Fontenelle écrit que les étoiles sont des «
fourmillements d’astres » où l’on retrouve le même radical. La
chute de « l’histoire » contée par le philosophe avec la
dernière « péripétie », et de taille, des étrangers tués par
les autochtones n’est pas sans rappeler la cruauté du monde
animal. On sait par exemple que la mante religieuse et la veuve noire
(une araignée) mangent leurs mâles après l’accouplement.
2) Un microcosme: d’une description ethnographique à une
description scientifique (entomologique).
-
Quand la Marquise s’écrit « De bonne foi où avez-vous pris tout
ce roman-là ? » il est de rigueur de s’arrêter sur le terme «
roman ». Il ne fait pas de doute qu’il est ici synonyme de
fiction, et la Marquise insiste sur cet aspect en opposant
frontalement le « roman » au « sens commun » . Fontenelle met
dans la bouche de la Marquise la stratégie défensive du recours à
la littérature, le discours de la nouvelle science est crypté et
les propos tenus apparaissent comme une simple fantaisie, un
divertissement. Le « Quel est le poète qui vous l'a fourni ? »
semble comme un écho à Jean de La Fontaine par exemple, ou alors
aux Anciens dont il s’inspirait comme Esope ou Phèdre.
-«
Je vous répète encore, lui répondis-je, que ce n'est point un
roman. Tout cela se passe ici, sur notre terre, sous nos yeux. Vous
voilà bien étonnée ! ». En posant à la suite trois questions il
semble évident que, de l’histoire du philosophe, la Marquise n’en
croit pas ses oreilles. En répondant que tout cela se passe sur la
terre le philosophe lui demande non seulement d’en croire ses
oreilles mais aussi ses yeux, ce qui est plutôt amusant et témoigne
de l’esprit un peu taquin et badin de Fontenelle.
-
« Oui, sous nos yeux, mes Arabes ne sont que des abeilles, puis
qu'il faut vous le dire. ». Ainsi s’achève la petite histoire du
philosophe, comme le narrateur qu’il s’est proposé d’être en
cette fin de troisième soir. La question initiale des habitants non
nommés du premier paragraphe est résolue: le philosophe vient de
conter « l’histoire naturelle des abeilles ».
Le
coup de théâtre final n’est pas sans faire penser à la chute du
sonnet ou alors à celle de l’épigramme*, cette petite pièce de
vers du genre satirique se terminant par un trait piquant. Ce « mes
Arabes ne sont que des abeilles » permet une nouvelle lecture
de l’histoire, que l‘on pourra nommer « rétro lecture », que
ce soit pour le lecteur ou la Marquise. Cette dernière se trouve
donc confrontée à ses préjugés, à des choses qu’elle ne
voulait pas croire et devant l’efficacité du raisonnement du
philosophe, elle ne peut qu’en venir à bout de ses idées
premières. Comme il l’est noté dans L’Éloge de la myopie:
Fontenelle Opticien de Julie Boche, s’il y a d’abord remise en
cause de l’anthropocentrisme puisque l’histoire de Fontenelle
ouvre la voie à l’existence d’autres êtres, elle le préserve
aussi puisque c’est toujours ce que nous avons sous les yeux qui
sert de jauge à ce que nous ne voyons pas. Ainsi le philosophe en
quelques sortes n’a fait que ramener l’infini à la mesure
humaine, comme si Fontenelle se livrait à, je cite Aram
Vartanian, une « humanisation du cosmos ». Il montre donc le
macrocosme à travers le microcosme là où Pascal dans les Pensées
allait dans le sens inverse de l’infiniment petit où il cherchait
à « faire voir un abîme nouveau », « Car ne croyez pas que nous
voyions tout ce qui habite la Terre » écrivait-il. Fontenelle et le
monde centrifuge, Pascal et le monde centripète.
Pour
en revenir à notre texte, comme les hommes, les abeilles semblent
avoir une organisation politique véritable (idée adoptée par
Réaumur mais qui sera contestée par Buffon). Au-delà du récit
analogique des « hommes-abeilles », les « étrangers » étant en
réalité des faux-bourdons on comprend que Fontenelle a créé là
une sorte de microcosme anthropomorphique , le monde des abeilles
pourrait très bien être une réduction d’une autre planète,
puisque là aussi la Marquise a été étonnée du fonctionnement
qu’on lui a décrit. Fontenelle ne cherche pas à persuader, il
reste fidèle à la dynamique de son œuvre en admettant une
possibilité que d’autres mondes soient habités, que ces autres
mondes sont différents. Par un genre d’anamorphose*, ce mot de
vocabulaire étant issu de l’optique, et désignant une «
déformation d'images, de telle sorte que ou bien des images bizarres
redeviennent normales ou des images normales deviennent bizarres
quand elles sont vues à une certaine distance et réfléchies dans
un miroir courbe », le philosophe se joue du proche et du lointain
en déplaçant le point de perspective: alors que la Marquise croyait
s’entendre raconter l’histoire d’extra-terrestres au sens
étymologique du terme elle voit en réalité qu’il n’est
question que d’insectes qu’elle côtoie depuis toujours. En
mettant en scène son histoire dans un cadre inhabituel Fontenelle
effectue une sorte de permutation des points de vue, un renversement,
afin de regarder les choses avec un œil nouveau comme l’a fait le
narrateur de Cyrano, Dyrcona lorsqu’il se trouvait sur la Lune.
C’est cette belle formule de Leibniz de « se placer dans le soleil
avec les yeux de l’esprit ». Si Fontenelle incite la Marquise à
aller au-delà du monde visible ce n’est pas pour chercher la «
réalité surnaturelle d’une vérité métaphysique mais la
diversité admirable de la nature. ». Pourquoi, en effet, à cette
image les autres mondes ne seraient-ils pas aussi habités après
tout?
VI. Conclusion
En conclusion, « la fable des abeilles » , qui montre la vie d’un
être vivant très différent de l’homme et pourtant proche de lui
par analogie, permet d’imaginer des mondes étrangers au nôtre. Le
philosophe suggère qu’il suffit de transposer sur d’autres
planètes ce qu’il se passe sur la nôtre au niveau des insectes
(un microcosme) pour envisager cette pluralité des mondes. On y
retrouvera de nombreuses bizarreries en accord avec l’expression du
« grand je ne sais quoi » de la Marquise et cela ira dans le sens
d’une infinité de mondes possibles. Ainsi grâce au procédé
littéraire d’une analogie filée prenant les allures d‘une
fable, Fontenelle a su entretenir le doute et guider pas à pas la
Marquise sur le chemin de la nouvelle science « des mondes infinis
dans un monde infini ».
Ouverture:
La démarche de "vulgarisation" de Fontenelle a eu un grand
succès et l’on peut voir par exemple dans Le Rêve de d’Alembert
un hommage que Diderot lui aurait rendu, où Julie de Lespinasse
serait un avatar de la Marquise. De plus, on retrouve la thématique
des abeilles, où l’essaim semble être le véritable leitmotiv du
rêve.
«
Il y a dans une planète, que je ne vous nommerai pas encore, des
habitants très vifs, très laborieux, très adroits; ils ne vivent
que de pillage, comme quelques- uns de nos Arabes, et c'est là leur
unique vice. Du reste, ils sont entre eux d'une intelligence
parfaite, travaillant sans cesse de concert et avec zèle au bien de
l'Etat, et surtout leur chasteté est incomparable; il est vrai
qu'ils n'y ont pas beaucoup de mérite, ils sont tous stériles,
point de sexe chez eux. Mais, interrompit la Marquise, n'avez-vous
point soupçonné qu'on se moquait en vous faisant cette belle
relation ? Comment la nation se perpétuerait-elle ? On ne s'est
point moqué, repris-je d'un grand sang-froid, tout ce que je vous
dis est certain, et la nation se perpétue. Ils ont une reine, qui ne
les mène point à la guerre, qui ne paraît guère se mêler des
affaires de l'Etat, et dont toute la royauté consiste en ce qu'elle
est féconde, mais d'une fécondité étonnante. Elle fait des
milliers d'enfants, aussi ne fait-elle autre chose. Elle a un grand
palais, partagé en une infinité de chambres, qui ont toutes un
berceau préparé pour un petit prince, et elle va accoucher dans
chacune de ces chambres l'une après l'autre, toujours accompagnée
d'une grosse cour, qui lui applaudit sur ce noble privilège, dont
elle jouit à l'exclusion de tout son peuple.
Je vous entends,
Madame, sans que vous parliez. Vous demandez où elle a pris des
amants ou, pour parler plus honnêtement, des maris. Il y a des
reines en Orient et en Afrique, qui ont publiquement des sérails
d'hommes, celle-ci apparemment en a un, mais elle en fait grand
mystère, et si c'est marquer plus de pudeur, c'est aussi agir avec
moins de dignité. Parmi ces Arabes qui sont toujours en action, soit
chez eux, soit en dehors, on reconnaît quelques étrangers en fort
petit nombre, qui ressemblent beaucoup pour la figure aux naturels du
pays, mais qui d'ailleurs sont fort paresseux, qui ne sortent point,
qui ne font rien, et qui, selon toutes les apparences, ne seraient
pas soufferts chez un peuple extrêmement actif, s'ils n'étaient
destinés aux plaisirs de la reine, et à l'important ministère de
la propagation. En effet, si malgré leur petit nombre ils sont les
pères des dix mille enfants, plus ou moins, que la reine met au
monde, ils méritent bien d'être quittes de tout autre emploi, et ce
qui persuade bien que ç'a été leur unique fonction, c'est
qu'aussitôt qu'elle est entièrement remplie, aussitôt que la reine
a fait ses dix mille couches, les Arabes vous tuent, sans
miséricorde, ces malheureux étrangers devenus inutiles à
l'Etat.
Est-ce tout ? dit la Marquise. Dieu soit loué.
Rentrons un peu dans le sens commun, si nous pouvons. De bonne foi où
avez-vous pris tout ce roman-là ? Quel est le poète qui vous l'a
fourni ? Je vous répète encore, lui répondis-je, que ce n'est
point un roman. Tout cela se passe ici, sur notre terre, sous nos
yeux. Vous voilà bien étonnée ! Oui, sous nos yeux, mes Arabes ne
sont que des abeilles, puis qu'il faut vous le dire. »