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3 décembre 2009

Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXVI, Commentaire Composé

« Qu'il lui fasse tout passer par l'étamine, et ne loge rien en sa teste par simple autorité, et à crédit. Les principes d'Aristote ne lui soient principes, non plus que ceux des Stoïciens ou épicuriens : Qu'on lui propose cette diversité de jugements, il choisira s'il peut : sinon il en demeurera en doute. Il n’y a que les fols certains et résolus. Che non men che saper dubbiar m'aggrada.Car s'il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon, par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien : Il ne trouve rien : voire il ne cherche rien. "Non sumus sub rege, sibi quisque se vindicet." « Que chacun s’affranchisse et se donne à soi-même : nous ne vivons pas sous un roi » .Qu'il sache, qu'il sait, au moins. Il faut qu'il s'emboive leurs humeurs, non qu'il apprenne leurs préceptes : Et qu'il oublie hardiment s'il veut, d'où il les tient, mais qu'il se les sache approprier. La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu'à qui les dit après. Ce n'est non plus selon Platon, que selon moi : puis que lui et moi l'entendons et voyons de même. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thym, ni marjolaine : Ainsi les pièces empruntées d'autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. Son institution, son travail et étude ne vise qu'à le former.Qu'il cèle tout ce duquel il a été secouru, et ne produise que ce qu'il en a fait. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade leurs bâtiments, leurs achats, non pas ce qu'ils tirent d'autrui. Vous ne voyez pas les épices d'un homme de parlement : vous voyez les alliances qu'il a gagnées, et honneurs à ses enfants. Nul ne met en compte publique sa recette : chacun y met son acquêt.

Le gain de notre étude, c'est en être devenu meilleur et plus sage. »

I.          L’institution des enfants

1.   Un enseignement par un précepteur (ni force ni collège)

2.   Privilégiant la diversité et le choix

3.   Afin de permettre le jugement

II.          Rapport ambigu avec les Anciens

1.   Une référence obligée (Platon, interlocuteur privilégié)

2.   Mais mise à distance (critique de la dispute scolastique, du pédantisme)

3.   Jusqu’à en oublier même la référence

III.         De l’esprit humaniste de

la renaissance

1.   Confiance en l’Homme

2. Pédagogie centrale (Cf. Gargantua de Rabelais)      

3.   Justification du projet d’écriture

                        En mars 1580 Montaigne publia ses Essais  « un livre de bonne foi » où il ne s’est « proposé aucune fin, que domestique et privée ».  C’est fidèle à cette annonce qu’il écrit le chapitre XXVI, « De l’institution des enfants » pour Diane de Foix, alors enceinte de son premier enfant. «  Mais, à la vérité, je n’y entends  sinon cela, que la plus grande difficulté et importance de l’humaine science semble être en cet endroit où il se traite de la nourriture et institution des enfants ». Quelle est cette pédagogie proposée et comment se forge-t-elle dans le courant humaniste parcourant l’Europe à ce moment? Dans un premier temps nous rattacherons cet extrait au titre du chapitre, à savoir en quoi consiste cette institution, ensuite nous relèverons la relation ambigüe que Montaigne entretient avec les Anciens et enfin nous verrons quelle place est tenue par cet essai en ce siècle de Renaissance.

                        

                                   Bien que cet extrait apparaisse dans un essai s’intitulant « De l’institution des enfants », Montaigne envisage un programme de formation qui concernerait d’abord le maître « Qu’il lui fasse ». Dès la première phrase l’ambiguïté est permise, notamment dans l’indécision quant au pronom personnel ‘lui’ dans « les principes d’Aristote ne lui soient principes ». Ce ‘lui’ ne se limite-t-il qu’à l’enfant ? Aux vues des du début de l’essai, cela serait bien restrictif. Ainsi Montaigne use ici de sa propre expérience en recommandant le préceptorat à la noblesse. L’institution, comme il la conçoit, cette éducation donnée, n’est pas de celles qui soient reçues en collège dont il garde un souvenir de cruauté et d’étroitesse d’esprit « une vraie geôle de jeunesse captive » . Elle ne passe pas par la force, il écrit à ce titre « Qu’il […] ne  loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ». Il peut cependant être intéressant de noter que pour un essai qui n’a pas la prétention de donner de véritables préceptes de l’éducation il semble pourtant parfois bien didactique  « qu’il sache, il qu’il emboive, il faut que, qu’il cèle», de plus Montaigne n’use pas moins de neuf subjonctifs, subjonctif qui par définition est une idée regardante sur le procès, jouant sur les propositions subordonnées et les phrases injonctives ici, en peu de lignes…

            Ce qui compte d’abord pour Montaigne est la formation du jugement « Son institution, son travail et étude ne vise qu’à le former ». Ce socle de l’éducation est cité à deux reprises dans le texte et il est à noter un passage de la pluralité « jugements » à la singularité « Ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement ». Ce jugement singulier semble ainsi se placer en tant que valeur morale, voire vertu, c’est l’entendement maître mot des Lumières qui lui succèderont au XVIIIème siècle avec la fameuse devise de Kant « Aie le courage de te servir de ton propre entendement » mais aussi l’entendement de la suite de son essai et du précédent « Plus les mœurs et l’entendement que la science ». Les certitudes de la science s’en retrouvent dégradées comme l’on peut le voir dans l’aphorisme de l’édition posthume : « Il n’y a que les fols certains et résolus », de sortes que le savoir n’apparaît plus utile que comme école de liberté « Qu’il sache qu’il sait, au moins » et « qu’il se les sache approprier ». Montaigne, préférant ne pas engager son œuvre au service d’une quelconque cause idéologique développe le doute maniériste qui prend la place d’honneur « Douter ne me plaît pas moins que savoir » reprend-il à Dante, « il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doute». Ainsi l’enfant est invité à ne pas suivre bêtement mais à s’approprier ce qu’il entend et lit « Qui suit un autre, il ne suit rien » aura ajouté Montaigne dans la marge de ses précédentes éditions.

           « Qu’on lui propose cette diversité de jugements ». Montaigne privilégie aussi la pluralité et le choix que le précepteur se doit de proposer à l’enfant « il choisira s’il peut», ne le laissant pas embrigadé dans des pensées uniques ou manichéennes entre seulement « Stoïciens ou Epicuriens ». Cette diversité parcourt le texte grâce aux marques du pluriel notamment « les opinions, leurs humeurs, leurs préceptes, les pièces », la métaphore « les abeilles pillotent deçà, delà les fleurs », ainsi que l‘abondance de référents allant des philosophes grecs à l‘auteur italien Dante en passant par le philosophe latin privilégié des humanistes Sénèque. L’enfant doit donc être exposé à une véritable palette de références « qu’il cèle tout ce de quoi il a été secouru ». Cependant Montaigne ne promeut pas une diversité trop étendue qui en deviendrait de mauvaise qualité puisqu’il écrit « Qu'il lui fasse tout passer par l'étamine », l’étamine qui est un filtre, ainsi que le subjonctif de nouveau qui implique en grammaire l’idée de filtrage, marquent bien cette idée de sélection, et pour fait, la référence maîtresse de Montaigne n’est autre que les Anciens qui peut être considérée comme une noble et sage référence.

                        Au milieu du siècle  paraissait dans

La Deffence

et illustration de la langue française, cette phrase (II,4) « Et qu’il n’y ait vers où n’apparaisse quelque vestige de rare et antique érudition ». Montaigne, bien qu’il n’écrive pas en vers conserve tout de même cet aspect d’anthologie où une référence aux Anciens semble de rigueur, il est de ce courant d’humanistes qui partageaient la préoccupation sur la pédagogie. En quelques lignes il nomme Xénophon, Platon à deux reprises, Aristote, cite les Stoïciens et les Epicuriens ainsi que Sénèque. Comme nous avons pu le remarquer dans nombreux de ses essais, il existe un certain rapport horizontal entre Montaigne et les Anciens, notamment  vis-à-vis de Platon qu’il place comme l’un de ses interlocuteurs privilégiés, Montaigne le présente comme un égal, avec qui il aurait pu dialoguer en un autre temps. « Ce n'est non plus selon Platon, que selon moi : puis que lui et moi l'entendons et voyons de même ».  Nous noterons que cette phrase a été rajoutée dans l’édition posthume, tout comme celle latine de Sénèque ; ces citations ne sont non pas utilisées comme base mais comme illustration des dires de Montaigne, Sénèque fut lui-même le précepteur de Néron qu’il tentera d’éduquer à la philosophie. Si Montaigne a rencontré les Anciens c’est qu’ils partageaient certaines idées, il ne les place pas en tant que détenteurs de l’autorité suprême et de la vérité absolue. Et de fait, par translation, face à ces Anciens non considérés comme maîtres, le précepteur lui-même est invité implicitement à l’école de l’humilité…

Son rapport avec les Anciens est donc ambigu. Montaigne se place en critique de la dispute scolastique où au lieu de raisonner d’après les lois de la raison et du bon sens certains se préoccupaient seulement d’appliquer des formules. Et ce n’est peut-être pas sans raison que  l’essai intitulé « De l’institution des enfants » fait suite à celui « Du pédantisme ». Bien au contraire dans son essai sur l’institution il écrit « Les principes d’Aristote ne lui soient principes, non plus que ceux des Stoïciens ou Epicuriens » ainsi que « Il faut qu’il emboive leurs humeurs, non qu’il apprenne leurs préceptes ». Montaigne encourage donc à une prise de distance, instrumentalisant les auteurs Antiques, ou peut-être en en faisant des garde-fous. En effet, il ne renie pas la sagesse de leurs pensées « La vérité et la raison sont communes à un chacun et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dit après », reconnaissant que ces pensées peuvent servir de trame pour bien penser à la condition que l’enfant sache se les approprier. La pédagogie de Montaigne, basée autant sur le jugement et l’entendement se veut insistante à ce sujet « Car s’il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes », « Ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien ».

            Montaigne décrit à plusieurs reprises au cours de ses essais comme il emprunte ses idées et jusqu'à leur formulation à autrui sans se souvenir du nom de ses créanciers, sans se souvenir même du fait qu'il ait pu emprunter ce qui est devenu son bien propre par une totale adhésion. Prolongeant cette idée jusqu’à son paroxysme, Montaigne reconnaît donc à l’enfant le droit d’oublier ses sources. Une fois qu’il en connaît le contenu, qu’importe le nom ? pourrait-on le parodier. « Et qu'il oublie hardiment s'il veut, d'où il les tient, mais qu'il se les sache approprier ». L’adverbe « hardiment » est particulièrement révélateur, car il ne s’agit pas seulement de faire une élision nominative, encore faut-il « y met[tre] son acquêt ». De plus, comme nous avons pu le lire, on constate une certaine progression dans l’écriture, de citations comme bases de la réflexion dans la partie plus historique et un peu plus rébarbative à des citations comme simples illustrations de ses dires dans cet essai par exemple ; la citation latine n’ayant été rajoutée que dans l’édition posthume. Peut-être peut-on y lire comme une revendication d’émancipation, d’affranchissement pour reprendre les termes de Sénèque « Non sumus sub rege, sibi quisque se vindicet. / Que chacun s’affranchisse et se donne à soi-même : nous ne vivons pas sous un roi ».  Notons aussi que Montaigne sait fort bien que cette institution restera inconnue de ceux que l’enfant, devenu homme fréquentera dans l’espace public. Une fois parvenu à s’orienter et à trouver son chemin hors du clos de sa maison, « Nul ne met en compte public sa recette, chacun y met son acquêt » c’est-à-dire dans l’espace public, personne ne révèle comment il a appris ce dont il s’avère capable, chacun y met en œuvre ses aptitudes acquises. Mais Montaigne ne se contente pas d’un simple plagiat, cette « mémoire oublieuse » le sauve, puisqu’il n’a pas la sensation de vol, mais au contraire d’un enrichissement par ce qu’il glane à la manière d’une abeille travaillant pour son miel « Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade leurs bâtiments, leurs achats, non pas ce qu'ils tirent d'autrui ». 

            Emprunt d’humanisme, Montaigne, que l’on dit accordant souvent sa préférence à un certain scepticisme actif montre aussi une grande confiance dans la nature première de l’homme. L’enfant, « non déformé par le dogmatisme est animé du goût spontané de croître et de s’enrichir ». La finalité de l’institution proposée est toute à la formation d’un homme à l’esprit ouvert et au jugement équitable, c’est « l’honnête homme » du XVIIème siècle qui fera tant rêver Mr. Jourdain « Le gain de notre étude, c'est en être devenu meilleur et plus sage ». De cette étude et de cette bonne éducation naîtront d’elles-mêmes les récompenses méritées par qui est honnête d‘esprit, comme le montre le champ lexical mélioratif qui achève le paragraphe « honneurs, alliances, gain, meilleur ».  L’éducation n’a qu’un seul but écrira Rousseau au XVIII ème siècle: former un homme libre.

            Comme nous l’avons vu, la préoccupation de la pédagogie, « son institution, son travail et étude », était commune à de nombreux humanistes, non seulement elle s’inscrivait dans ce qu’ils défendaient mais trouvait aussi expression chez plusieurs grands auteurs de cette Renaissance comme Erasme et Rabelais. « Il faut éduquer les enfants tôt et de façon libérale » écrivait Erasme en 1529.  L’un de leurs principaux principes était qu’éduquer c’était d’abord instruire, et ils s’efforçaient de retrouver l’authenticité de la pensée des Anciens, notamment en réapprenant leurs langues. Tout comme dans le programme d’étude pour Gargantua l’on retrouve chez Montaigne cette inscription des langues avec cette coutume de citer des phrases latines « Non sumus sub rege, sibi quisque se vindicet ».  Cet extrait est aussi emprunt du mot « jugement », écho possible au «science sans conscience n’est que ruine de l’âme »  de Rabelais où aucune information n'est dispensée qu'elle ne soit discutée, mise à l'épreuve des faits. Montaigne, Rabelais réprouvent tout deux les formes désuètes d’une enseignement suranné (comme ces maîtres du Moyen Age ne formant leurs élèves que pour l’Eglise) où l’autorité ferait loi « ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ».  Relevons dans ce texte les désinences de personnes, l’on retrouve le « il » à savoir le précepteur, le « lui » l’enfant, le « moi » de Montaigne et la présence des Anciens. On comprend que l’humaniste appréhende le bonheur de l’étude dans un certain repli sur soi plus que dans l’ouverture au monde, ce qui n’est pas sans rappeler Ponocrates réglant chaque détails de la vie quotidienne de Gargantua tant il y avait à faire mais aussi Montaigne se retirant dans son château pour y lire, y absorber les humeurs des Anciens et y mettre en liste pensées et rêveries…

            En filigrane transparait la justification du projet d’écriture de Montaigne que l’on peut lire en diptyque avec son avis « Au lecteur ». Montaigne, parlant du jugement que l’enfant se devra de développer écrit « Ainsi les pièces empruntées d'autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien  » où le terme d’ « ouvrage »,  plus que suggestif renvoie au « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre». Notons que Montaigne, que l’on sait adepte de maximes et autres sentences des Anciens, semble se justifier du foisonnement de références que présente son ouvrage « Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thym, ni marjolaine » et « Car s'il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon, par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes». Il revendique ainsi son projet qui, loin d’être une anthologie est personnel « très volontiers peint tout entier, et tout nu » et le premier du genre, comme une abeille butinant de fleur en fleur, Montaigne présente son ouvrage comme s’il était de « miel ». De même « C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit dès l'entrée que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. » trouve son écho dans « Nul ne met en compte publique sa recette : chacun  y met son acquêt ». Rappelons aussi que l’élément clé de l’institution pour Montaigne passe par la formation du jugement, et n’est-ce pas là aussi le point central du projet des Essais? Qu’est-ce qu’un « essai »? Du latin exagium qui signifie pesée l’on comprend qu’il s’agit pour Montaigne de peser son jugement et de mettre à l’épreuve sa faculté de penser. « Qu'il cèle tout ce duquel il a été secouru, et ne produise que ce qu'il en a fait».

                              En conclusion, Montaigne, tout comme Rousseau deux siècles plus tard, présente l’enfant comme portant en lui les promesses de l’Homme. L’auteur enveloppé du courant humaniste envisage une institution donnée par un précepteur et centrée sur le développement du jugement « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine », rompant ainsi avec la tradition médiévale du savoir par cœur. Cette pédagogie nouvelle, qui est en bien des points contemporaine, semblait déjà converger vers l’enseignement de la philosophie.                                            

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Commentaires
H
This was really an interesting topic and I kinda agree with what you have mentioned here!
P
20/20 :D Merci!!!
C
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